Scènes

Amalie Dahl Dafnie au 38Riv

Retour sur le concert du groupe scandinave en tournée.


© Yvan Mahieu

Amalie Dahl est une jeune saxophoniste danoise, très active sur la scène européenne. Elle était présente à Paris pour deux dates avec son groupe Dafnie, qui joue à cette occasion la musique de son dernier disque.

Amalie Dahl a accordé une longue interview à Citizen Jazz. Elle y raconte son parcours musical et sa formation au département jazz du conservatoire de Trondheim en Norvège. Elle détaille également les nombreux projets musicaux dans lesquels elle est impliquée. Parmi ceux-ci, le quintet qu’elle a fondé et qu’elle dirige, Dafnie, occupe pour elle une place centrale. Cette formation compte déjà à son actif deux enregistrements accueillis très favorablement par la presse : Dafnie en 2022 et Står op med solen (Rises With The Sun) en 2024. Cet automne, Dafnie présente ce second enregistrement lors d’une mini-tournée de six jours : deux à Paris, un en Allemagne et un en Suède.

Amalie Dahl © Yvan Mahieu

La première date - et premier concert à Paris pour ce groupe - a lieu au 38Riv’. C’est l’occasion de découvrir la ville pour la plupart de ses membres. J’ai assisté au set inaugural de la soirée, donc aux premières notes de cette tournée. Nul doute que la musique très improvisée de ce quintet évoluera durant les cinq rendez-vous qui suivent. Le cadre du club est très propice à la musique proposée par Dafnie. La proximité entre l’orchestre et le public et la qualité du son acoustique permettent de profiter pleinement de cette prestation. La formation est un quintet sans piano avec Amalie Dahl au saxophone alto, Oscar Andreas Haug à la trompette, Jørgen Bjelkerud au trombone, Nicolas Leirtrø à la contrebasse et Patrycja Wybrańczyk (qui remplaçait Veslemøy Narvesen) à la batterie. La plupart des membres du groupe ont étudié et joué à Trondheim, ville historiquement très active pour le jazz (département jazz du conservatoire, Trondheim Jazz Orchestra, etc.). Leurs influences musicales sont affirmées et apparaissent largement tout au long du concert. L’absence du piano nous renvoie immédiatement à des repères historiques et à des choix esthétiques : Gerry Mulligan et le contrepoint, Ornette Coleman et le free jazz. C’est délibérément vers ce dernier que s’oriente la musique de Dafnie.

On est d’ailleurs étonné de l’absence de contrepoint dans les exposés thématiques du groupe, malgré la présence d’une première ligne avec trois instruments monodiques. L’unisson est en effet la norme dans presque tous les thèmes. Pourtant l’instrumentation trompette/saxophone alto/trombone évoque d’autres possibilités au niveau de l’écriture. On pense par exemple au sextet de Dave Holland (Kenny Wheeler/Steve Coleman/Julian Priester), et aux riches possibilités orchestrales qui y sont associées.

Dafnie © 38Riv

C’est donc libérés de tout cadre harmonique que les musiciens débutent le concert, avec un thème heurté à l’unisson et inspiré d’Ornette Coleman. On est tout de suite frappé par le leadership d’Amalie : clair, précis et laissant néanmoins une grande marge de liberté aux autres solistes. Le premier solo lui revient, caractérisé par une exploration des registres extrêmes du saxophone alto. Le son très timbré fait penser à John Zorn. C’est ensuite au tour de Jørgen Bjelkerud de prendre un solo de trombone, très mélodique. On remarque une très bonne gestion des contrastes dans les modes de jeu des solistes tout au long de ce set.

On entre alors dans une longue narration musicale qui occupe presque l’entièreté du concert, avec une alternance ininterrompue de tableaux introduits par des thèmes joués par les soufflants. Ce type d’organisation rappelle notamment Don Cherry. Une introduction bruitiste ouvre la première partie, avec une batterie aux balais et une basse à l’archet. Dans cette ambiance pianissimo apparaît un thème très conjoint, suivi d’un solo de trompette. Oscar Andreas Haug fait preuve alors d’un vocabulaire étendu, remontant parfois jusqu’au bebop. Le trompettiste termine ce passage dans le registre grave de l’instrument.

On retrouve ensuite le jeu timbré et disjoint d’Amalie, pour une seconde partie mettant particulièrement en valeur la section rythmique. Différents solos se succèdent avec à chaque fois des cassures et des changements de tempo, montrant une bonne interaction entre la contrebasse de Nicolas Leirtrø et la batterie de Patrycja Wybrańczyk. Dans son solo de trompette, Andreas Haugg laisse apparaître l’influence d’Ambrose Akinmusire.

La troisième partie est la plus longue, et basée sur un motif de trois notes jouées par le trombone. Dans son solo, Amalie développe différents modes de jeu, notamment les sons multiphoniques. Suit un passage en tutti où les trois instruments à vent développent des textures avec des jeux sur l’intonation, des battements entre deux notes. Le parti pris est de traiter la matière sonore de façon improvisée, sans passer par l’écriture et l’arrangement. C’est également le cas pour la contrebasse, avec un jeu à l’archet sur les harmoniques.

Le dernier morceau est basé sur des métriques impaires. La référence est cette fois plus contemporaine, on pense à Steve Lehman. Après une introduction en contrepoint improvisé entre les trois soufflants, le thème est joué rubato sur un ostinato de la section rythmique, ce qui forme un contraste intéressant.

Dafnie © Yvan Mahieu

Le concert est construit sur une alternance d’ambiances musicales, au niveau des tempos (lent, rapide) et des constructions mélodiques (disjoint, conjoint). Cela compense une certaine uniformité dans les exposés des thèmes à l’unisson. La musique s’inscrit majoritairement dans une esthétique free de la première partie des années 1960. La forme thème/solo/thème est conservée, tout comme les rôles dans l’orchestre (solistes, accompagnateurs), le tout sur une pulsation clairement établie. Les improvisateurs évoluent librement sans cadre préétabli (forme, harmonie), et mettent en œuvre un vocabulaire varié et intéressant, tant dans le discours mélodique que les modes de jeu. Le groupe présente une musique intéressante dont on distingue clairement les influences. La personnalité et le leadership d’Amalie y impriment une marque très singulière.