
De jeunes pousses polonaises
De récents projets menés par des artistes polonais·es méritent vraiment le détour
Couverture de explicit isolation par E/I
Ce dossier sur la scène jazz polonaise est l’occasion de présenter quelques projets divers et variés, publiés ces derniers temps par de jeunes musicien·nes polonais·es. Toutes sortes d’esthétiques y sont représentées, à l’image du pays et de sa diversité. Sans surprise non plus, les artistes dont il est question ici, ont déjà fait l’objet d’articles dans le magazine, Citizen Jazz a de la suite dans les idées…
Commençons par le batteur Szymon Gąsiorek. Nous l’avions laissé, en 2022, nous parler de ses projets à venir et ils sont désormais disponibles.
Un album solo, son premier, Pozdrawiam (Salutations) est sorti chez Pointless Geometry. Il s’agit d’une suite de morceaux pétillants, que le batteur construit à partir de sons divers et de collages, de voix modifiée, de percussions, orgue et électronique et qui tend à l’esprit pop (on pense aussi à Daft Punk) tout en restant expérimental et minimaliste. Cette musique étonnante est proche de celle jouée par son duo Czajka & Puchacz, notamment par l’usage délibéré et décalé de sonorités électro sans perdre un instant le lien au rythme d’une respiration organique.
La suite Past And Future Don’t Exist And Now Is The Rhythm enregistrée en 2021 à Copenhague est sortie sur Instant Classic. Il s’agit d’un projet à deux batteurs (Szymon Gąsiorek et Hasse Bruun) avec un quatuor de soufflants (trompette, sax baryton, sax ténor et tuba). Il y est question d’arrangements géométriques, de ruptures et de polyrythmie. Gąsiorek a su trouver les couleurs pour à la fois ancrer la musique dans une texture aérienne mais avec une assise rythmique très terrienne. Les cellules répétitives et le doublement de la batterie donnent un aspect rituel, presque shamanique à cette musique.
Enfin, le batteur dirige un ensemble depuis plusieurs années, qui fait partie de ces orchestres européens les plus étonnants. E/I, pour tout ce qui concerne le EX et le IN. Le second disque (extension/immersion) a été enregistré en 2021 dans un château d’eau à Copenhague et bénéficie donc d’une réverbération de presque 10 secondes à chaque accord de l’orchestre. L’écriture se base sur le temps long, étiré. Les instrumentistes (trois cordes, trois saxophones et une batterie) exécutent des notes tenues, des drones, qui – à l’aide de techniques étendues sur l’instrument et de la réverbération naturelle – se superposent progressivement pour former une pâte sonore visqueuse et ascendante hypnotisante.
Le tout nouveau et troisième enregistrement de l’ensemble E/I vient de paraître. explicit isolation, contrairement aux précédents, a fait l’objet d’un traitement différent. Le batteur a fait enregistrer les pistes séparément par les musicien·nes, pour éviter l’interaction. Il a ensuite travaillé sur un montage particulier, en ajoutant de l’électronique. Et il a convié à se joindre à l’ensemble trois instrumentistes aux sonorités rondes et étirées, Kaja Draksler à l’orgue, Samo Kutin à la vielle à roue et Rasmus Svale au tuba. Les trois pièces de l’enregistrement sont donc trois montages et présentent une musique complétement horizontale, en tuilage (un peu à la manière du pasi but but taïwanais) qui avance par petites variations de timbre, de volume et de relief. Avec cet ensemble, le batteur polonais se dévoile très clairement comme un compositeur de premier plan et il serait bon que cet ensemble puisse jouer sur les grandes scènes européennes, car c’est là qu’est sa place.
Changement de registre avec Ninja Episkopat, un trio dont fait partie la batteuse Patrycja Wybrańczyk avec Alex Clov au saxophone et Mojżesz Tworzydło à la guitare. Ce trio jazz-punk-rock, bourré d’énergie et au nom visuellement dramatique propose une musique vitaminée, pour club et soirée debout. On est loin de la finesse, mais plutôt dans l’efficacité. All Thoughts Are Bad Thoughts est sorti chez Audio Cave en 2023 déjà et ravira les amateur·trices de musiques hybrides et débridées.
Toujours chez Audio Cave et encore avec la batteuse Patrycja Wybrańczyk, comment ne pas parler du groupe O.N.E. (Elles, en polonais). Même si le disque est sorti il y a trois ans et qu’entre temps, le piano est tenu par l’Ukrainienne (résidente à Cracovie) Kateryna Ziabliuk, cet enregistrement donne le ton. Une grande interaction et beaucoup d’espace entre les musiciennes, une forte relation rythmique pour une assise solide entre la batteuse et Kamila Drabek à la contrebasse et un équilibre précaire mais assuré entre la pianiste et la saxophoniste Monika Muc, voilà la recette du quartet. O.N.E. fait maintenant partie des groupes européens reconnus, au-delà de leurs frontières et l’arrivée imminente d’un troisième album devrait venir confirmer leur renommée.
La violoniste Amalia Umeda a monté un quartet qui fait partie du dispositif de tournées Footprints, dans le cadre d’un projet européen ainsi que des sélections de showcase pour Jazzahead 2023. Le quartet a donc fait énormément de concerts dans de nombreux festivals et lieux affiliés aux partenaires européens.
La musique du quartet est intelligente et originale. La technique de la violoniste et sa maîtrise des timbres, du classique au folk, en passant par les techniques étendues et la voix, sont des atouts qu’elle sait mettre au service d’une narration musicale, sans tomber dans les travers de la performance. L’album (qui date de 2022) est empreint d’une belle maturité, laissant le silence envahir le moindre recoin comme pour mieux mettre en avant la moindre note. La section rythmique, agile et leste est au service du propos et accentue les changements d’ambiances et les ruptures stylistiques. La jeune violoniste s’est déjà envolée à tire d’ailes, participant au groupe du saxophoniste Maciej Obara, jouant en duo avec Stephan Crump ou Lesley Mok. Nous attendons la suite avec impatience…
Dernière recommandation polonaise, la chanteuse Elma Kais. Vocaliste et improvisatrice, Elma Kais n’est pas de la dernière pluie. Elle a déjà plusieurs disques à son actif, dont deux avec le trompettiste Verneri Pohjola et Dominik Wania au piano et Maciej Garbowski à la contrebasse. Mais c’est son dernier en date, Licentia Poetica, qui la propulse dans une esthétique encore plus improvisée et sans limite. Accompagnée d’une guitare électrique, d’une basse et d’une batterie, la vocaliste est aussi à la vielle à roue et toute la musique est parsemée d’effets électroniques. C’est tout aussi envoûtant que surprenant, même si le lien avec la poésie d’Ovide est ténu, on est pourtant embarqué dans cet univers mouvant et instable. Une belle découverte.