
Sparks & Visions, pas de trêve à Ratisbonne ! 🇩🇪
Dans la magnifique ville de Regensburg, sur le Danube bavarois, se tient un solide festival.
Regensburg (Ratisbonne en français), établie sur le Danube depuis l’Empire Romain, est devenue un carrefour commercial et un haut-lieu du pouvoir pour le Saint-Empire Germanique. La vieille ville - classée au patrimoine mondial de l’UNESCO - est un musée à ciel ouvert. Intacts et mis en valeur, les tours patriciennes du XIIIe siècle, le pont de pierre du XIIe, les églises et cathédrales, les remparts, etc. forment un tout uniforme. Circuler dans cette ville à pied, c’est remonter le temps. Et c’est précisément dans ce lieu ancré dans le passé que se déroule un festival tourné vers l’avenir.
Ville jumelée avec Odessa et Clermont-Ferrand, Regensburg accueillait des musicien·nes de toutes nationalités, dont des Français et une Ukrainienne. La programmation artistique est signée Anastasia Wolkenstein, une femme active dans le jazz européen, représentante d’artistes (dont une partie sur scène, une sorte de circuit court !) et également directrice artistique du festival autrichien Jazz&theCity à Salzburg. Native de Regensburg, elle a donc monté dans le théâtre princier de la ville ce festival de trois jours, Sparks & Visions, à la fréquentation élevée en invitant un certain nombre de journalistes allemand·es et quelques internationaux.
- Robinson Khoury trio © Elmar Petzold
Le programme suit une grille simple de trois concerts les vendredi et samedi et deux le dimanche midi. Chaque soirée propose une tête d’affiche, un groupe étranger et un ensemble d’avant-garde. La programmation englobe largement les différentes couleurs du jazz, y compris sa forme hybride issue des musiques traditionnelles.
On a pu y entendre le trio du tromboniste Robinson Khoury, celui du contrebassiste Petros Klampanis, la chanteuse Simin Tander, les Britanniques de corto.alto et le trio du pianiste Marcin Wasilewski.
Si Robinson Khoury a fait une excellente impression auprès du public allemand, avec une entrée en matière étonnante jouée uniquement sur la coulisse du trombone, l’ensemble manque un peu de cohérence, notamment les passages chantés ou l’usage de l’électronique superfétatoires. L’esthétique jazz-world planante n’est vraiment plus nouvelle. On entend de façon criante l’incroyable maîtrise technique du tromboniste. Avec ce savoir-faire, pourquoi ne pas privilégier l’acoustique ?
Petros Klampanis, quant à lui, se met sur le devant de la scène, un casque audio sur les oreilles, et se lance dans son numéro, sans un regard pour ses deux musiciens postés derrière lui, alors qu’il s’agit de Kristjan Randalu au piano et Ziv Ravitz à la batterie ! C’est dommage, la scène est le lieu des interactions. Sa musique est d’ailleurs à cette image, froide et cloisonnée.
Simin Tander, auréolée du prix allemand de la meilleure vocaliste 2024, propose un spectacle chanté, imagé et métissé qui évoque avec chaleur le voyage.
Le groupe corto.alto est venu jouer le jazz qui se pratique Outre-Manche, tel qu’on ne distingue plus vraiment les groupes les uns des autres. Du groove cuivré et binaire pour dance floor de tiers-lieu, rien de surprenant.
Enfin, le pianiste polonais Marcin Wasilewski et son trio solide ont principalement interprété ses compositions, avec douceur et beaucoup d’air, d’espace. Une trentaine d’années à roder la musique avec le trio, ça permet cette fluidité et cette pureté. Lorsqu’il ne reste rien à retirer, lorsqu’on touche l’os.
- Evi Filippou © Elmar Petzold
Trois groupes sont sortis du lot par leur originalité, leur discours et leur liberté : la version étendue du quintet InEvitable de la vibraphoniste grecque Evi Filippou, le groupe polono-ukrainien O.N.E. et le North Sea String Quartet des Pays-Bas.
Le premier ensemble qui ouvre le festival est un groupe formé par la vibraphoniste grecque et résidente berlinoise Evi Filippou. Une formation aux couleurs rares composée de la chanteuse polonaise Zuza Jasińska – une voix fantastique et un corps musical étonnant –, le soufflant Julius Gawlik – saxophone ténor et clarinette – , le guitariste Keisuke Matsuno, le batteur Andi Haberl et enfin, le généreux et précis contrebassiste Robert Lucaciu [1]. Voilà la scène berlinoise dans toute sa diversité, un melting-pot de musicien·nes de tous horizons, expérimentant et partageant leurs diégèses d’origine. Malgré les partitions sur les pupitres, le discours est très fluide. Evi Filippou a mis de côté sa virtuosité pour proposer ce Magic Circus égalitaire dans lequel tout le monde s’exprime. Les thèmes des morceaux sont distribués entre eux, les bribes sont reprises et explosent comme des bulles de savon, à droite, à gauche. Les arrangements mettent en avant les couleurs des timbres et une large place est laissée aux textes et à l’humour. La chanteuse Zuza Jasińska (qui chante aussi sur le projet Stimmen de la batteuse Eva Klesse) y incarne totalement la musique. InEvitable Extended a magistralement ouvert le festival.
- O.N.E. © Elmar Petzold
La deuxième surprise vient du quartet O.N.E. (qui veut dire Elles, en polonais). Après quelques années à tourner et déjà deux disques, il s’est stabilisé avec quatre musiciennes de la scène polonaise. Monika Muc – saxophone, Kamila Drabek – contrebasse, Patrycja Wybrańczyk – batterie et Kateryna Ziabliuk – piano. La musique de O.N.E. est pleine d’espace et d’air, légère et libre. La batterie, pleine de ressources et de changements, soutient le discours. Il y a une interaction palpable et visible, le groupe fait corps. La saxophoniste est précise, coupante, aiguisée et la contrebassiste tient le rôle de pivot – on aimerait l’entendre plus comme soliste ! – tandis qu’au piano, tantôt par accords ou appoggiatures, tantôt à pleines mains, Kateryna Ziabliuk s’intercale et louvoie entre les phrases, les échanges.
- North Sea String Quartet © Elmar Petzold
Enfin, dans un registre décalé, le North Sea String Quartet est venu ouvrir la dernière journée avec des compositions modernes qui lorgnent vers la musique contemporaine plus que l’improvisation. Sans partition mais avec une trame que l’on sent très écrite et très en place, les quatre musicien·nes enjoué·es évoquent de belles images, précises et rythmées, avec de magnifiques passages où les cordes entremêlées envoûtent le public. Le groupe illustre la diversité de la scène néerlandaise où évoluent George Dumitriu – violoniste roumain, Pablo Rodríguez – violoniste espagnol, Yanna Pelser – altiste néerlandaise et Thomas van Geelen – violoncelliste belge.
Anastasia Wolkenstein a su présenter une belle programmation en bénéficiant du soutien de la ville de Regensburg et de sponsors privés. Les lecteur·trices de Citizen Jazz auront reconnu un certain nombre de musicien·nes qui ont fait l’objet d’articles précédemment, c’est que la scène européenne que nous suivons est passionnante pour qui peut voyager.