Scènes

Jazzfest Berlin, toujours aussi surprenant

Retour sur la 60e édition du festival berlinois


Avec ses 36 projets, ses créations originales, ses mélanges de générations et ses ponts entre les arts, la programmation de cette soixantième édition était alléchante sur le papier. Quelques temps forts – comme il faut les appeler – émergeaient de l’ensemble. Quelques bonnes surprises sont venues donner un sens au spectacle vivant, si vivant qu’il peut décevoir ou étonner, si vivant qu’il en reste imprévisible. Et malgré tout le travail réalisé en amont : la programmation de Nadin Deventer, la composition d’Henry Threadgill, la mise en espace de la soirée Chicago ou surtout les répétitions avec les chœurs d’enfants et le projet français Apparitions ; tout était sujet à caution. Même le plus beau projet reste suspendu jusqu’à la dernière note. C’est le risque qui rend magique le concert de musique vivante et inventive. Et surtout avec des salles pleines, les grandes comme les petites, et un public aussi exigeant et connaisseur que le public allemand, il y avait de l’électricité dans l’air.

La programmation globale court sur quatre jours et sur plusieurs lieux, multipliant les points de vue et forçant aux choix parfois cornéliens. Il faut noter aussi la place donnée aux musicien·ne·s dans ce festival, avec des discussions publiques proposées chaque jour et une fluidité dans leur circulation physique qui permet la rencontre et la discussion.

Apparitions © Camille Blake

Parmi les projets attendus, la reprise en grand du spectacle Apparitions donné à Sons d’Hiver en janvier. Autour des groupes Novembre et Bribes, augmenté d’un trio de violoncelles, Antonin-Tri Hoang et Romain Clerc-Renaud ont travaillé ici à Berlin avec deux chœurs d’enfants sous la direction de Gudrun Luise Gierszal et Eva Spaeth pour inventer un spectacle multi-directionnel dans lequel le spectateur voit ses repères disparaître.
Devant la salle bondée, le groupe Novembre est au centre de la scène. Le trio Bribes et le trio de violoncelles vont voyager dans la salle, dedans comme dehors. Et les enfants vont apparaître et disparaître au gré des parties, tantôt au balcon, tantôt sur scène mais toujours de manière inattendue. En quelques répétitions seulement et malgré la barrière de la langue, les entités se comprennent. La musique jouée est comme sortant d’une radio dont on tourne le sélecteur pour chercher une fréquence. La musique tend vers un minimalisme dans l’exécution, il y a de beaux moments de tuttis et un jeu avec l’espace fascinant. Le phrasé et la narration d’Antonin-Tri Hoang sont au centre du propos et captivent. Aucun faux pas dans ce programme émouvant – à l’instar du moment plongé dans le noir où chaque enfant chante et zèbre l’obscurité avec une lampe de poche. Le succès est au rendez-vous.

The Separatist Party © Camille Blake

Second temps fort du festival, la soirée Sonic Dreams : Chicago.

La Festspiele est une structure qui permet de nombreuses configurations et en ouvrant certains murs, on peut réunir les deux plateaux de la grande scène et de l’arrière-scène, formant un grand hall noir dans lequel le public est invité à se mélanger aux musiciens et leurs instruments. De petits îlots instrumentaux sont ainsi répartis sur le plateau et les musiciens vont de l’un à l’autre, tantôt pour un trio batterie-basse-saxophone, tantôt pour un set électronique ou une scène de spoken word chicagoan dans l’âme avec le projet The Separatist Party de Mike Reed (dont le disque sort chez We Jazz).
Beaucoup de monde et une visibilité réduite ne permettent pas de tout suivre ni tout entendre, mais c’est le jeu. En fin de séquence, la Natural Information Society menée par Joshua Abrams et augmentée de musicien·ne·s allemand·e·s se produit sur une scène spécifique avec une musique assez écrite et finalement peu sauvage.

Henry Threadgill et Potsa Lotsa XL © Roland Owsnitzki

Le dernier gros projet du festival était cette création mondiale commandée au saxophoniste et compositeur Henry Threadgill et qui comprenait l’ensemble Potsa Lotsa XL de la saxophoniste allemande Silke Eberhard. Un an de composition et d’échanges, quelques répétitions et voici les deux groupes (15 musicien·ne·s dont 3 femmes) mélangés sur la scène pour une longue suite à la signature typique du musicien américain. Beaucoup de rythmes et de couleurs rythmiques, beaucoup d’air et de silences et une répartition des prises de paroles parcellaire. Le tuba et la basse étaient très sollicités, avec un discours presque ininterrompu. La belle musique n’a jamais impliqué les instrumentistes tous ensemble et les soli ont été rares. Celui du clarinettiste Jürgen Kupke étant particulièrement volubile et énergique. Malheureusement, il est peu probable que ce programme soit rejoué et qu’il se patine avec le temps.

D’autres projets faisaient leurs premiers pas en Allemagne, comme Bonbon Flamme de Valentin Ceccaldi, Arkbro/Graden, Marthe Lea Band, Ambarchi/Berthling/Werliin, etc.

On en retiendra quelques-uns dont Nozhet El Nofous de Nancy Mounir, sorte de spectacle-documentaire qui mélange les archives, la vidéo et le texte avec les musiques. L’installation rendait les choses un peu difficiles à suivre tant il fallait écouter les propos tenus sur bande son ou lus par des comédien·ne·s sur scène tout en lisant les sous-titres (gris sur fond noir, donc difficilement) et en regardant les photos projetées sur l’écran. Le tout avec les moments orchestraux qui se glissaient sans prévenir. Ici, il s’agit de présenter des chanteuses égyptiennes du début du XXe siècle dont les voix sont tombées dans l’oubli. Nancy Mounir a composé des musiques qu’elle vient faire jouer en accompagnant l’enregistrement original de la voix chantée. Le principe de mélanger la musique à l’image, aux textes et au savoir est passionnant mais la méthode reste à éprouver.

Kaja Draksler « matter 100 » © Camille Blake

« matter 100 » est le nom du nouveau et surprenant projet de la pianiste slovène Kaja Draksler. Habituée du festival, elle présente au lendemain de la création au Bimhuis d’Amsterdam cette nouvelle petite folie. Entourée de personnalités étonnantes de la scène improvisée européenne, la pianiste a inventé un nouvel univers où la pulsation tient autant du baroque de Purcell que des inventions de Ligeti. Les vibrations sourdes et les battements oscillent dans l’air où semblent flotter les notes. Avec une vielle à roue préparée (Samo Kutin), une batterie sensible (Macio Moretti) et des claviers englobants et précis (Martha Warelis), la guitare d’Andy Moor se joue rock quand il ne déclame pas un texte pour le moins surprenant avec comme partenaire la jeune chanteuse Lena Hessels. Kaja Draksler alterne le piano et les claviers, donne un peu de la voix et dirige de loin, avec un plaisir non dissimulé cette création très originale qui contient de nombreuses chausse-trappes dans la narration musicale, ce qui donne tout plaisir à l’auditeur à se laisser porter. Un tel projet ne demande qu’à tourner pour évoluer et mûrir.

Fuensanta Ensamble Grande © Camille Blake

Enfin, il y a les concerts meilleurs que prévus, comme celui de la contrebassiste et chanteuse mexicaine Fuensanta Mendez et son Ensamble Grande. Véritable agrégat de la très vivante scène d’Amsterdam, on y trouve les fines lames du genre : Guy Salamon et Sun Mi Hong aux batteries, José Soares au sax et Alistair Payne à la trompette et, à la voix, sonnailles et foulards les chanteuses Marta Arpini, Sanem Kalfa, Liva Dumpe et Laura Polence. Au mur, une vidéo ronde comme l’iris d’un œil ou une planète inconnue. Les résilles portées par tout le groupe sur un fond noir forment des jeux de lumières et couleurs qui enchantent. Il s’agit presque d’un rituel païen, une musique de transe qui viserait une acmé que tout le public vivra en communion.

Marlies Debacker © Camille Blake

Autre surprise, le concert solo de la pianiste belge Marlies Debacker. Jouant des codes du récital classique, elle entre sur scène dans une longue robe, va au grand piano et, telle une concertiste, le visage fermé et concentré, attend. Le silence se fait, elle attaque. Contrairement aux pianistes de musique improvisée qui vont chercher - grâce aux artifices préparatoires - des sonorités particulières pour modifier leur jeu, Debacker fait résonner l’entièreté du piano comme un bol tibétain. Qu’elle frappe les cordes, le corps de l’instrument ou les touches avec ou sans la pédale, elle obtient une vibration continue et ample qui transforme le discours en halo harmonique gazeux. C’est aussi stupéfiant que magnifique et la salle ressent cette tension qui naît de la grande dynamique de son jeu.

Eve Risser Red Desert Orchestra © Peter Gannushkin

Enfin trois groupes ont déclenché la fièvre dans le public. Le projet Circus du batteur Paal Nilssen Love avec, entre-autre, l’excellente Signe Emmeluth à l’alto et Kalle Moberg à l’accordéon. Improvisation totale par moment, points de rendez-vous cadrés à d’autres, la voix et la guitare électrique donnant un air de concert rock, ça fuse dans tous les sens. La salle est ravie.
Le Red Desert Orchestra de la pianiste Eve Risser a déclenché une envie de mouvement dans les rangs de la salle avec ses couleurs chaudes (djembé, balafon) et ses rythmes dansants. Quelques remplacements de pupitres ont modifié la tonalité générale. La bassiste Fanny Lasfargue a bien manqué, sans sa sonorité brossée et son jeu hors cadre. En revanche, la trompette de Susana Santos Silva est venue éclairer l’ensemble de son éclat mordoré si personnel. Enfin, Sakina Abdou a pris, une fois de plus, un solo dont elle a le secret, inspiré et juste.

Andreas Røysum band © Camille Blake

Pour terminer le festival, le groupe du clarinettiste Andreas Røysum s’est produit sur la petite scène du Quasimodo, l’un des clubs de jazz berlinois partenaires du festival. Plein à craquer de gens dansant tout le long d’un set roboratif, l’orchestre de onze musicien·ne·s serré·e·s sur la scène a su mettre le feu avec de nombreuses reprises soul-funk. On retrouve avec plaisir Signe Emmeluth et Marthe Lea aux saxophones et le génial Erik Kimestad à la trompette, transfuge du Horse Orchestra, très à l’aise dans ce genre de registre donc. Un final de festival parfait dans le genre.

Jazzfest Berlin peut se résumer ainsi : des risques, des surprises, une belle parité, une portée mondiale et, année après année, une exigence renouvelée.