Chronique

Christian Brazier Quartet

Circumnavigation

Christian Brazier (b, comp), Perrine Mansuy (p, Fender Rhodes), Christophe Leloil (tp, bgl), Jean-Luc Di Fraya (dm, voc)

Label / Distribution : CELP/ Allumés du Jazz

Christian Brazier, personnage et musicien attachant, a réussi à naviguer contre vents et marées en faisant des choix de vie déterminants. Sa première passion est la mer - il a débuté dans la marine marchande - et son installation à Marseille fait partie d’un engagement vital.

Fidèle au label sudiste CELP (produit par le grand saxophoniste André Jaume et Robert Bonaccorsi, directeur du festival original du Fort Napoléon à la Seyne sur Mer), ce contrebassiste continue d’avancer, inspiré par l’idée de voyage authentique et d’exploration de la « terra incognita » : son dernier disque, tout bleu et lumineux, s’intitule Circumnavigation en hommage à l’écrivain et navigateur Bernard Moitessier qui s’illustra lors de la première course en solitaire autour du monde en 1968. Alors qu’il était en tête sur son bateau (« Joshua »), qui n’avait rien à voir avec les vaisseaux effilés et « high-tech » d’aujourd’hui (il avait pour mâts des poteaux télégraphiques), il décida de ne pas terminer la course et repartit en sens inverse. Moitessier est un peu le « Nicolas Bouvier des mers », un splendide marginal, le héros de jeunesse de Brazier. Circumnavigation rend hommage à sa façon de penser et de vivre — un concept album qui invite à un périple en toute liberté plus qu’à un voyage touristique.

Le contrebassiste invente un nouveau projet tous les deux ou trois ans et publie alors un album, à son rythme, en ayant mûrement réfléchi à la musique (qu’il compose entièrement). L’équipe aussi est déterminante, après trois albums avec la même formation. Sazanami faisait la part belle aux trombonistes Philippe Renault et Bastian Ballaz, ainsi que le trompettiste Christophe Leloil ; puis ce fut la tentation, le passage obligé du solo, exercice toujours difficile pour un instrument dont le rôle majeur est d’accompagner les autres : s’imposer sur le devant de la scène. Pour ce Circumnavigation, Brazier souhaitait des musiciens de la même génération, ayant vécu des expériences de « leader » et qui se connaissaient bien, mais aussi une formation avec piano, comme l’instrumentation de son premier album, plutôt free.

La mer, récurrente dans son imaginaire, prend la pleine page des illustrations qui ne sont pas, cette fois, de son ami le peintre Alain Paparone, mais des photos, telle la pochette, représentant l’étrave d’un gros paquebot de croisière prise à… Copenhague par le contrebassiste lui-même.

L’invitation au voyage commence par « Manège » qui nous fait tourner la tête aux accents du Fender Rhodes de Perrine Mansuy et de la trompette hoquetante de Christophe Leloil - un des plus beaux sons de trompette actuels. La batterie binaire et funky de Jean-Luc Di Fraya aide à construire le rythme de ce thème très chahuté. L’ordre des morceaux est important : suit une ballade sereine à la trompette bouchée (Leloil est grand amateur de sourdines, on avait pu le constater sur son dernier disque Echoes [Ajmi Series]). Titre paradoxal pour ce « Mai 68 » qui, au-delà des barricades, nous entraîne plutôt vers la douceur d’un monde libre. On aime ensuite le vif « Dans la plume », quand le bateau, par forte houle, plonge dans l’écume : un rythme dansant, où les soli de chacun interviennent en rupture, accalmie avant la reprise. Dans « Groenland », la batterie attaque seule avant que le trompettiste ne s’illustre sur un véritable « morceau de bravoure » connoté bop, car Leloil sait s’inscrire dans une tradition qu’il prolonge et renouvelle. Notre préférence va au raffiné « Loin d’ici » ; avec ses mesures complexes, c’est le plus long morceau de l’album : le trompettiste vocalise avec élégance et minutie. Un peu l’inverse de « Saveur nomade », ostinato en canon et contrepoint sur la trame simple, tout en tension/détente, avec entrée successive de chaque instrumentiste.

La musique de Christian Brazier sonne souvent fluide, faussement simple - car en fait, il raffole des détours et contrepieds. Le dernier titre, « Vox Populi », compliqué au plan structurel, fait la part belle au chant ; excellent surprise car c’est là une seconde nature chez Di Fraya, percussionniste qui se risque sur des chemins parfois difficiles ; après quelques jeux sur divers registres à la basse (archet, pizzicati…), ce sont donc ses vocalises stratosphériques et plaintives qui terminent ce bel album, que l’on aura plaisir à emporter en voyage.

Ces mélodies légères, lumineuses sont en outre portées par une pianiste sensible avec laquelle Brazier avoue avoir pris plaisir à travailler tant elle reste constamment fidèle au thème mais aussi à l’esprit de la musique, avec un toucher ferme et cependant d’une grande finesse.

Des musiciens en harmonie pour servir une musique belle et libre, lyrique et tendre. Encore une fois, Christian Brazier nous entraîne dans son sillage, sachant garder le cap d’une harmonieuse cohérence. Nous embarquons volontiers…