Scènes

Jazz Campus en Clunisois 2011 : un sacré numéro

Cluny, c’est tout le charme de la Bourgogne, un terroir généreux, vignobles et abbaye millénaire, mais c’est aussi de fin de l’été, avec rencontres et échanges entre musiciens et stagiaires autour du festival de Jazz Campus en Clunisois et de son directeur artistique, le contrebassiste Didier Levallet.


Cluny, c’est tout le charme de la Bourgogne, un terroir généreux, vignobles et abbaye millénaire, mais c’est aussi de fin de l’été, avec rencontres et échanges entre musiciens et stagiaires autour du festival de Jazz Campus en Clunisois et de son directeur artistique, le contrebassiste Didier Levallet.

Dès l’arrivée à Mâcon commence un parcours aéré dans les vignobles vallonnés du Beaujolais : Chénas, Moulin à Vent, Juliénas… avant d’arriver sur les terroirs de Fuissé : agréable mise en bouche avant Cluny et son festival de jazz.

Fanny Lasfargues © Framboise Esteban

Une fois sur place, direction salle des Griottons, près du camping où sera basé le QG du festival. Le théâtre de Cluny étant en réfection, ce repli provisoire de l’autre côté de la Grosne présente des avantages logistiques évidents : une salle communale (étrangement décorée par une association de Saône-et-Loire) abritera les différents groupes du festival, les stages étant toujours concentrés à Matour, plus en altitude, donc plus au frais : de bonnes conditions pour une semaine studieuse et pourtant festive.

Où il est question de Q

La première soirée, explosive, déjoue toute idée préconçue. Forte de ma petite expérience, j’en viens à penser que le mieux est d’aborder le concert sans préalable, de recevoir la musique comme elle s’offre.
Les Français de « Q » (rien à voir avec le docteur Q de Star Trek, ni avec le savant aux mille gadgets de James Bond), forment un trio choisi par les directeurs afijmiens [1] pour circuler dans le réseau sous l’appellation Jazz migration. L’an dernier c’était Rétroviseur (avec la même bassiste, Fanny Lasfargues, du CNSM - classe Riccardo Del Fra), dont le niveau sonore ajouté aux incessantes déambulations du saxophoniste nous avaient tourné la tête.

Ce soir les trois musiciens ne bougent pas mais nous soumettent à une étrange expérience. Certains parleront d’un déluge de bombes, du crépitement d’armes automatiques pour le premier thème, « Plante ». Il me revient en mémoire, avec la même formation (guitare, basse, batterie) la violence réglée d’un Jimi Hendrix qui, dans « Machine Gun » reproduisait l’apocalypse du Viêt-Nam, les bombardements des forteresses volantes… après l’enfer du Pacifique et la boucherie coréenne. L’époque a changé, la violence demeure, mais le déferlement continu des infra-basses sur le dernier morceau, « Coiffeur », atteint un tel niveau qu’il frappe de stupeur (au sens propre). Sonné, on se sent piégé, au cœur d’une implosion nucléaire… peut-être l’après-Fukushima…

Fanny Lasfargues © Framboise Esteban

Soweto Kinch ou la révélation

Ursus Minor a annulé une partie de sa tournée [2], ça tombe bien puisque je viens de les entendre à Jazz à La Tour (d’Aigues) : place, donc, à la découverte d’un nouveau groupe, le Soweto Kinch Quartet, qui s’est déjà illustré au festival Banlieues Bleues. Ne sachant rien de cette formation, j’imagine une fanfare sud-africaine à la Chris McGregor, venue tout droit des ghettos, post-apartheid…
Et voilà que déboule sur scène un trio de jeunes musiciens emmené par un saxophoniste alto qui répond au prénom de Soweto. Un groupe anglais de Birmingham qui invite un saxophoniste ténor et clarinettiste, Shabaka Hutchings. Sidération devant l’engagement total du corps et de la voix, émotion devant la sincérité de cette musique, du jazz authentique irrigué des courants rap et hip hop, rapprochant de façon militante cultures et musiques. Encore sous le choc du happening nihiliste des émeutes récentes de Londres, cet Anglais des Antilles parle de violence, de la trahison du jeu politique (« Face Behind The Face »). Il emploie le terme de riot (« émeute »), pour stigmatiser un embrasement organisé dans le plus grand chaos, car rien n’était structuré, juste la violence, le racisme de classe ajouté à celui de la couleur de peau et de la religion. Inégalités criantes, malaise croissant, rien n’est réglé à ce jour puisque le pays est dans l’incapacité de réagir, réfléchir collectivement.

Son chant célèbre un cri de révolte et d’impuissance, mais d’où vient sa verve de parolier ? Les mots roulent comme des cailloux, façonnés par un torrent impétueux, coulent dans ce flot/flux continu, avec toute la beauté de la prosodie, de la scansion, des stances de la poésie. Et « ça sonne vraiment », me souffle ma voisine, même si l’on n’y comprend rien. L’anglais est sans doute une des langues les plus musicales, mais ce rythme fluide ne s’acquiert qu’au prix d’une maîtrise totale, donc d’un travail acharné. Sans effets, distanciation, étirements, Soweto projette les mots tout en les sculptant grâce à une énonciation parfaite et très claire.

Soweto © Framboise Esteban

Serait ce la fréquentation de la scène slam et rap qui lui permet de retourner les situations avec humour et élégance ? Il se présente en « maître de cérémonie » à l’anglo-saxonne, et sait chauffer la salle : le public, atone au départ, va peu à peu s’enthousiasmer. Comment pourrait-il en être autrement avec cet animateur qui nous fait un « freestyle » éblouissant et marrant à partir des lettres du mot « freedom » ? Il s’éponge le front régulièrement, essuie ses lunettes embuées et continue sans faiblir jusqu’au rappel, musicalement torride. Le critique bien connu du Monde décrira, dans les heures qui suivent, le « charisme » de ce musicien. C’est le mot juste.

Quant au son d’alto, il s’inscrit dans une tradition qui remonte à Jackie McLean période Let Freedom Ring (1963) mais influencé par certaines intonations et conceptions free d’Ornette Coleman. Dans la longue lignée des saxophonistes post-parkériens, tranchant et incisif, habile sur tous les tempos, il s’appuie sur une rythmique extraordinaire, d’autant plus qu’elle est souverainement calme : un contrebassiste Karl Rasheed Abel qui passe avec aisance à la basse électrique avec un bon gros son funky sur certains morceaux, et un batteur sérieusement en place, sans effets, Graham Godfrey, jamais cogneur, même sur les titres où le leader nous enjoint de remuer notre… « booty » ! Tiens, y aurait il quand même un rapport avec le groupe précédent ?

D’ailleurs, d’où vient ce prénom ?
Il le doit à ses parents, traumatisés par les violences raciales sud-africaines (bien avant Biko, me confiera-t-il durant la séance de dédicaces improvisée). Déterminisme d’un prénom difficile à porter, qu’il endosse avec aisance et élégance. Avec simplicité et humour, et en bon français, il répond obligeamment aux questions. Voilà l’un des musiciens les plus complets qu’il m’ait été donné de rencontrer ces temps-ci.
Fasciné par le chant et l’expression libre, il part du jazz sans jamais le quitter, fidèle à cette musique d’imprévus et se donne à corps perdu.

Jazzcampus en Clunisois, ce sont aussi des intermèdes surprenants, des moments de poésie intense, comme ce pique-nique en salle autour du « libre joueur » Raymond Boni et d‘une autre guitariste, Christelle Séry, qui lui donne la réplique. Quand Raymond se saisit de sa guitare, tout peut arriver, éclats et fulgurances au gré de son humeur vagabonde.

Jean-Luc Cappozzo © Framboise Esteban

Le lendemain après-midi, un formidable moment nous est offert par le contrebassiste Eric Brochard (qui s’adonne par ailleurs à l’improvisation avec Jean-Luc Cappozzo), et Marie-Anne Michel, circassienne, comme on dit aujourd’hui. En fait, cette danseuse-acrobate part du sol et s’élève doucement, en s’arc-boutant au son d’une contrebasse chtonienne, sur un mât chinois de six mètres de haut, puis lâche prise après avoir dansé à la verticale, et redescend. Il n’y aura rien de plus et cela fait toute la différence. Pas de rappel obligé, quand c’est fini, on ne va pas recommencer…
Un espace sidérant, la nef de l’abbaye de Cluny, démesurément haute, les corneilles, la pluie. Même le crépitement des applaudissements s’accroche aux parois. Tout est parfait : lieu, durée, musique, danse et reflets du corps sur la pierre dorée…

La fête continue avec le programme de Claudia Solal, cet étrange Room Service servi par sa boîte à cuillères Spoonbox. Sur ses textes, écrits en anglais, cette chanteuse qui embellit au fil des concerts donne une prestation entraînante, d’une voix plus ample et épanouie. Elle est merveilleusement accompagnée par les claviers et autres effets de Benjamin Moussay et le son enchanteur de Jean-Charles Richard, le tout sur une assise rythmique porteuse (Joe Quitzke) : ça décolle forcément. On entre plus ou moins dans ses univers décalés, surréels, mais c’est une voie à explorer. On l’a déjà dit à propos de son Porridge Days, Claudia Solal est une chanteuse qui ne joue pas à la diva, une musicienne de la voix. Elle ne chante pas la blessure, l’amour trahi, la rupture comme les rageuses dames de la soul, elle est plutôt du côté de la distanciation, de l’humour, du décalage.

Les stages

Chaque année mon compte rendu se consacre de plus en plus longuement au formidable travail des ateliers qui font de ce festival un événement unique. Une semaine de rencontres voulues par Didier Levallet directeur artistique, à l’origine de Jazz à Cluny, il y a déjà plus de trente ans.

La formule est à présent rodée, et à Matour, à quelques 20 km de Cluny, le concert de chaque atelier est un événement. Le niveau est de plus en plus élevé, les stagiaires de tout âge et origine sont passionnés et rendent bien à leurs enseignants tout leur engagement, leur don de la transmission.

François Raulin revient cette année avec un nouveau programme pour orchestre, Hermeto Pascual, qui reproduit le festif Cerebro Magnetico : une musique alliant écriture compliquée et improvisation débridées sans oublier les racines brésiliennes.

Autres moments forts, les compositions de Paul Brousseau, retravaillées collectivement et impeccablement restituées par ses stagiaires, puis « Le Voyage en Orient » sur les rives du Bosphore de l’atelier d’Yves Rousseau (sans batterie, ce qui complique les choses), l’improvisation libre de Claudia Solal (3 hommes pour 7 femmes, quand même) et enfin, cerise sur le gâteau, la musique improvisée par deux quintets sur un extrait des Gosses de Tokyo d’Ozu et la totalité (douze minutes) du Voyage dans la lune de Méliès de (1902), premier film de SF de l’histoire du cinéma, sous la direction avisée de Pascal Contet [3]. Merveilleux final qui évoque un autre moment fort de Cluny, en 2009, celui du duo de Pascal Contet (accordéoniste) et Didier Levallet (contrebasse) sur le Sunrise de Murnau au Théâtre. Voilà une passionnante réflexion sur le rapport de la musique à l’image, sur ce que doit être l’accompagnement - une complémentarité non illustrative ?

La dernière soirée débute avec le trio de Jean-Philippe Viret, musique et univers que l’on suit et retrouve avec toujours autant de plaisir depuis les premiers albums chez Sketch : mélodique et rythmique, ça vibre, tourne, envoie dans une transe poétique. Énergiques, les compositions auxquelles le public répond dès le premier titre (« Not Yet ») ou encore sur « Page 325 », signé par le pianiste Édouard Ferlet ; ou encore l’histoire de « La barge rousse » qui vole pendant des milliers de kilomètres sans faiblir, à la seule force de ses petites ailes… « Peine perdue », en avant-dernière position, rappelle Le temps qu’il faut, sorti sur le label Mélisse.

Et puis la Enrico Rava Tribe nous emporte dans un autre tourbillon - une suite ininterrompue de musique dense, dynamique, où éclate le talent nerveux du tromboniste Gianluca Petrella qui épaule, relance sans cesse, coulissant de bonheur. Comme si Rava entretenait une relation quasi filiale avec ce tromboniste hyper-doué qui joue des sourdines, plongeant son micro dans l’une d’elles pour nous embarquer au cœur et au creux du son… Un Frank Rosolino énervé, superbe, pas encore fou.

Un concert marathon qui éclate en fanfare et ne relâche jamais la tension. Rava redistribue les cartes du jeu sans oublier de se donner la main. On pense à Carla Bley, à Miles et sa gestion de l’espace (respiration et contrôle des interventions de chacun), sans oublier la douceur fragile de Chet (trop brefs moments) : un aperçu bouleversant et haché de l’histoire de la musique. Car on entend des fragments d’un discours amoureux du jazz des origines, de la fanfare au bop « Parisian Thoroughfare », une musique à l’italienne, sans divorce, intégrant les divers mouvements, toujours exubérante et passionnée… Verve, lyrisme (n’oublions pas le penchant de Rava pour l’opéra), énergie folle mais sans trop de truculence méridionale…

Le festival s’achève, les bénévoles rangent, font des photos de groupe, n’ont pas envie de se quitter, veulent prolonger la fête par un dernier repas le lendemain à Matour, et parlent déjà du prochain festival…

par Sophie Chambon // Publié le 7 novembre 2011

[1Rappelons que l’Afijma est l’association des festivals innovants et de musiques actuelles.

[2Nouvelle tournée du 19 au 29 novembre 2011, en concert à Sons d’hiver en 2012 et bientôt de nouveaux disques de la formation et de ses membres sur le label nato.

[3Ah ! La dispute universitaire, le combat des Sélénites, l’atterrissage de la capsule dans l’œil de Madame Lune…).