Scènes

Jazzcampus en Clunisois 2012, une édition en fanfare

Retour à Cluny, le temps du dernier week-end de l’édition 2012, pour une courte approche de Jazzcampus en Clunisois.


D’abord, il ne faut rater pour rien au monde la dernière journée qui couronne le travail des ateliers de stagiaires sous la conduite bienveillante de leurs « maîtres ». Un moment de tension, d’émotion et de formidable partage de la vie associative et militante qui illustre, selon les mots de Didier Levallet, directeur artistique, « tout sauf un style - ou alors c’est une caricature vieillissante - une attitude, un mouvement exponentiel qui, depuis ses origines il y a plus de cent ans, féconde des talents sur la planète entière. »

Dans ces stages, il y en a pour tous les goûts, du travail sur la voix et l’improvisation libre dirigé par Claudia Solal, avec un public exclusivement féminin (dont deux instrumentistes au violon et violoncelle), l’art de s’autoriser certaines audaces, une autonomie d’expression et d’écoute.

Yves Rousseau, lui, dirige l’atelier « Armstrong revisité » - Armstrong, le père de tous les jazz, si peu convoqué dans ce territoire du free et des expressions libres. Un atelier sans batterie mais avec un beau travail d’ensemble sur le rythme, les trois chanteuses étant convoquées pour « Sometimes I Feel Like A Motherless Child », « What a Wonderful World », « Mack the Knife ».

Un de mes ateliers préférés est celui du pianiste François Raulin, formidable arrangeur pour grand ensemble : on se souvient de « son » Zappa d’il y a deux ans ou de « son » Hermeto Pascoal l’an dernier. Aujourd’hui, c’est « L’Art (Blakey) du hard bop » avec le fameux « Moanin’ » de Bobby Timmons, retour aux racines noires du blues et de l’Afrique, des compositions de Benny Golson, Lee Morgan, des pièces de Herbie Hancock, Charles Mingus (« Sue Changes » ) et même un finale de Dollar Brand. Les partitions sont disponibles à l’avance pour les stagiaires qui ont ainsi le temps de se livrer à l’appropriation nécessaire au travail d’ensemble.

Très différent, l’atelier de Jean-Luc Cappozzo pratique vraiment l’improvisation comme art de vivre : comment gérer un discours dans un lâcher-prise total, avec de rares consignes.

D’ailleurs, Didier Levallet (cb) avec Jean-Pierre Autin (sax) et Jean-Luc Cappozzo (tp) ont montré la veille ce que voulait dire maîtriser une construction, à l’école du Parc abbatial de Cluny (sous le préau car la pluie, après quelques jours de canicule, n’a pas épargné la Saône-et-Loire). Ce trio vraiment improvisé remplace au pied levé le duo prévu : celui d’Hélène Labarrière et Violaine Schwartz dans leur programme « J’ai le cafard », autour des chansons réalistes du début du XXe siècle. Sans se laisser démonter, nos compères s’embarquent dans un échange humoristique à base de des petites pièces, autant de bouts d’intimité à vif, dans le plus pur esprit du festival.

Didier Levallet © Hélène Collon

Le trio, nombre d’or de l’improvisation… Il est ici composé de membres de référence. Le premier est le directeur, l’âme de ce festival - on a pu l’y entendre, ces dernières années, avec l’accordéoniste Pascal Contet ou en trio, justement, avec Jean-Charles Richard et Ramon Lopez ou encore Dominique Pifarély et Gérard Marais. Le deuxième est un « Arfiste » convaincu et le troisième un des musiciens les plus représentatifs de la scène de jazz libre de ces dernières années. Un concert impromptu mais pas improbable, acoustique, sous les voûtes qui répercutent les sons de façon impressionnante. Tous trois jouent tantôt des silences, tantôt des temps forts, des pleins et des déliés. Ça chante, ça pulse et on sent ce que jouer veut dire. Conversations d’oiseaux pour le Papageno Autin, oiseleur qui s’accroche au mât de la basse, Cappozzo jouant d’une façon si particulière de sa trompette plaquée cuivre et or… avec des petits gestes délicats de la main gauche, effleurant le son, dirigeant la vibration qui sort de l’embouchure. Moment de poésie intense, intermède surprenant, éclats et fulgurance de l’improvisation libre.

Le Rêve d’éléphant Orchestra, fanfare belge électrisée et électrisante, joue ensuite au Théâtre des Arts. Les compositions, principalement signées Michel Massot, sont souvent déconcertantes (« Dromadaire », « Idylam’bo »). Après Racines du ciel en 2001 et Lobster Caravan en 2004, on aime toujours autant ces sons et rythmes exotiques. Chacun sait faire entendre sa voix, unique au sein du collectif : ostinatos au trombone, riffs de guitares hard rock… Alain Vankenhove, seul Français du groupe bien qu’il porte le nom le plus flamand, y est l’infatigable trublion de la trompette. De ce mini big band comptant trois batteries et percussions diverses résulte un effet « Stomp » que mon voisin a du mal à supporter, amplification et chaleur de la salle s’ajoutant au déluge sonore de la grosse caisse de binche de Michel Debrulle, des tablas d’Etienne Plumer, des congas, derbouka, tupan de Stephan Pougin. Surréaliste, oui, ce collectif d’outre-Quiévrain dont le nom vient aussi d’une affection pour Romain Gary, auteur des Racines du ciel et de Rêve d’éléphant. Correspondance bien trouvée avec cette musique qui rejoue l’Afrique primitive grâce au tuba et au trombone de l’étonnant Michel Massot. Car à quoi rêvent les éléphants ? A la jungle, à moins que ce ne soit Pourquoi pas un scampi ? (label Dewerf). On se réjouit que le concert soit, comme celui de la veille, retransmis sur France Musique, dans l’émission de Xavier Prévost « Jazz sur le vif - Le bleu… la nuit ».

Michel Massot © Frank Bigotte

Mais assurément, le plus épatant des concerts a lieu à la fin de ce festival convivial et chaleureux où travaillent avec cœur et efficacité tout un bataillon de bénévoles. Feu d’artifice final : d’abord, La bête à bon dos offre un commentaire haut en couleur, sans amplification, à même le sol de la salle des fêtes des Griottons, Q.G du festival, de l’autre côté de la Grosne. On tend l’oreille pour saisir la délicatesse du piccolo, le trombone savoureux et enrubanné, et tout ce que l’impayable tuba mime, grommelle, grogne dans sa barbe-embouchure, notamment pour présenter les musiciens.

Orchestre de plein air ? C’est une musique bien délicate, pour une musique de rue (sur des partitions d’Alain Rellay). Plutôt une musique populaire et savante, délicatement construite par un ensemble rompu aux exercices de groupe, dont les membres savent écouter, se répondre, s’affronter en (fausse) bataille rangée, les gros soufflants faisant reculer les plus petits, à moins que ce ne soit l’inverse, l’énorme soubassophone arbitrant les débats.

Excellente introduction au clou du festival, le « salute » des Etrangers familiers à Georges Brassens. Selon André Minvieille, Denis Charolles est un des rares musiciens à répondre aux exigences de la Scène nationale du Théâtre de Sète en la matière. En se pénétrant des mots de Brassens, sans réécouter la musique, en ne gardant que la trame, il a arrangé, détourné ces airs si populaires et dans la mémoire collective, pour finalement se les approprier dans un bel hommage. Comment s’attaquer à ce pan du patrimoine musical sans en donner une version trop « pépère » ou trop éloignée ? Fidélité à l’esprit « anar » de Brassens, avec des musiciens épatants qui jazzent ou rockent leur version transcendée d’« Au bois de mon cœur » ou de « Gastibelza »…

Denis Charolles © Hélène Collon

Quoi qu’il en soit, le texte, son rythme, sa prosodie impeccable sont conservés avec fidélité - difficile de faire autrement. La différence est dans la façon de les présenter, de les réarranger, de les déranger, de les placer sous un éclairage expressionniste ou réaliste. Ce récital en défrise quelques-uns au début, car il respecte l’esprit plus que la forme. Le public met un certain temps à réagir, mais les puristes interloqués sont amadoués par les chansons les plus connues. L’affaire est entendue. On entend l’« Epistrophy » de Monk à l’accordéon (Claude Delrieu qui joue aussi de la guitare, du banjo et de la voix). Mention particulière aux deux chanteurs, tout à fait complémentaires, la voix écorchée de Loïc Lantoine détachant et sculptant les mots, Eric Lareine, plus dans la chorégraphie d’un corps en désir, se changeant en vague dans une « Romance de la pluie » que n’aurait pas reniée Trénet. Un énième rappel (« Vieux Léon ») referme ce chapitre. L’émotion après la jubilation pour cet hommage inattendu, improbable, de la Campagnie des Musiques à Ouïr. On y retrouve bien, « la magie du mot et du verbe » de Brassens auteur-compositeur libertaire. La leçon a été bien comprise. Il peut reposer en paix. Salut l’artiste !