Scènes

Jazzdor, un festival d’envergure

Le festival de Strasbourg a pu avoir lieu cette année, juste avant la 5e vague de Covid en France et en Allemagne.


Toma Gouband © Michel Laborde

Philippe Ochem, le directeur de Jazzdor, était rayonnant et faisait plaisir à voir. Annulées en 2020 et début 2021, les éditions habituelles du festival Jazzdor Strasbourg et Jazzdor Berlin avaient manqué. C’était donc avec tout le plaisir de retrouver le public et les musicien.ne.s que l’équipe du festival a travaillé sur cette édition 2021.

Isabel Sörling à Jazzdor 2021 © Michel Laborde

De nombreux lieux de le métropole strasbourgeoise étaient occupés par des concerts ou des évènements liés à la programmation qui , cette année, avait pour fil rouge une certaine forme de discours politique autour de la notion d’individu et sa place dans les sociétés, présentes, passées et à venir. Il a donc été question d’improvisation, de James Baldwin, de Jacques Prévert, de ethio-rock et de pygmées Aka, de baba au rhum et de Joëlle Léandre.

Philippe Ochem a la particularité de faire partie des rares programmateurs de jazz (scènes et festivals français) qui circulent en Europe et de ce fait qui pousse la curiosité au-delà du périphérique ou des frontières. Frontières qu’il prend un malin plaisir à effacer d’ailleurs.
Aussi, Jazzdor a souvent, toujours presque, une programmation aventureuse, prescriptrice et européenne. Mais on y retrouve aussi les groupes en tournée, notamment ceux de l’AJC et du dispositif Jazz Migration (cette année la Litanie des Cimes, Fantôme, You). Plus d’une trentaine de concerts dans une grosse dizaine de lieux différents, salles de concert, galerie, librairie et cinémas forment un ensemble cohérent et diversifié.
Jazzdor propose des soirées qui vont du solo aux grands ensemble, avec un certain goût du risque.

Joëlle Léandre à Jazzdor 2021 © Michel Laborde

Aussi, les quelques soirées auxquelles j’ai pu assister (du 11 au 13 novembre) avait cette dynamique à deux temps, la surprise et le confort. Si le film « Affamée » sur la contrebassiste Joëlle Léandre était projeté au public du Fossé des Treize, c’est qu’elle s’y produisait dans la foulée et en solo [1]. Léandre en solo, ce n’est pas une découverte mais celui-ci était particulièrement coloré et expressif (le baba au rhum ?). Un départ en double corde, roboratif dans les basses, une diatribe mélodique sur la lettre F et une plongée dans les harmoniques qui donne des allures de sitar à sa basse. Le public est captivé par cette musique généreuse et chantante.
Puis, c’est le guitariste Hasse Poulsen qui vient présenter son trio Kaleidoscope (avec Bruno Chevillon à la contrebasse et Fabien Duscombs à la batterie) et son répertoire étonnant, mêlant chansons et improvisations. Tout en ratant le duo Reverse Winchester (Mike Ladd et Mathieu Sourisseau) pour cause d’interview avec Craig Taborn (dossier spécial à venir), j’ai assisté le second soir à un double plateau en trios tout à fait étonnant. Olivier Lété Ostrakinda est le trio qui comprend Aymeric Avice (trompette et bugle) et Toma Gouband (batterie et percussions). La musique du bassiste est très expressive et les musiciens s’en donnent à cœur joie, Avice est éblouissant et Gouband spectaculaire. C’est un succès auprès du public.
Le trio suivant réunit le pianiste Craig Taborn, la violoncelliste Tomeka Reid et le batteur, vibraphoniste, percussionniste Ches Smith. L’ambiance est au mix entre la musique électronique et acoustique. Craig Taborn a deux claviers électriques posés sur le piano et alterne entre les trois. Tomeka Reid au centre, avec une présence hiératique, semble garder un secret concernant cette musique. Elle a un rôle de pivot entre les deux autres musiciens qui suivent une partition très écrite et qui développe pas à pas une musique chambriste, avec des absences, des trous d’air et des virages sur l’aile. La posture de Ches Smith est fascinante, passant d’un set d’instrument à l’autre. Et le trio termine, comme il en a l’habitude sur le standard de Sun Ra « Love In Outer Space », une très belle mélodie que Craig Taborn aime à jouer.

Craig Taborn à Jazzdor 2021 © Michel Laborde

Le lendemain, devant une salle pleine (plus de 250 personnes), le trio du pianiste Paul Lay (avec Isabel Sörling au chant et Simon Tailleu à la contrebasse) jouait le répertoire Deep Rivers. Ce répertoire a été créé à Nantes en 2018 pour le Centenaire de l’arrivée du jazz en Europe et, bien qu’à l’origine de ce projet, je ne l’avais pas réentendu sur scène depuis. Ce fut un plaisir de voir à quel point les trois musicien.ne.s se sont appropriés les standards, les mots, les mélodies pour en faire leur musique, étirée, intériorisée, plus suave, moins carrée. L’attitude presque shamanique d’Isabel Sörling et sa faculté d’attaquer les mélodies par n’importe quelle note pour ensuite revenir par surprise sur l’harmonie se combine à sa façon d’étirer les mots, d’avaler les syllabes et son jeu est au croisement de Janis Joplin et de Johnny Hodges. Le standard « Moonlight Bay » est tellement dépouillé qu’il flotte dans l’air et le jeu du pianiste avec les silences est poussé à son paroxysme rendant l’interaction sur scène haletante.
La soirée se termine avec le groupe étrange de la contrebassiste Sélène Saint-Aimé. Pourtant entourée de très bons musiciens, comme Mathias Lévy au violon, Irving Acao au saxophone ou Sonny Troupé à la batterie, le programme peine à convaincre. Le jeu de contrebasse très limité de la leader et sa façon de centrer le concert sur elle ne jouent pas en sa faveur. Bavarde et creuse, la musique manque de structure et de cohérence dans la narration. C’est plutôt anecdotique comme groupe et cette musicienne qui sort de nulle part manque certainement d’interaction et de pratique avec d’autres musicien.ne.s.

Jazzdor est un festival important qui présente vraiment toutes les facettes de la création actuelle, française et surtout européenne. C’est aussi un combat pour l’équipe et son directeur de devoir mettre chaque année sur la table les questions fondamentales de fréquentation du public, de soutien à la création, de vitrine européenne. Et c’est aussi bien surprenant de ne pas voir, comme dans beaucoup d’autres villes, les drapeaux aux couleurs du festival flotter devant la gare, sur les avenues, sur les places. Comme si la ville de Strasbourg ne savait pas qu’un des plus sérieux festivals de jazz s’y tenait.

par Matthieu Jouan // Publié le 28 novembre 2021
P.-S. :

Le festival est à découvrir en images également.

[1Pas avant d’avoir soufflé les bougies de l’énorme baba au rhum commandé par Philippe Ochem pour son 70e anniversaire