Le Japon, terre d’avant-garde
Deux enregistrements venus du pays du Soleil Levant sont édités par Libra Records
Satoko Fujii et Natsuki Tamura sont les dignes successeurs des pionniers du free-jazz japonais, Kaoru Abe, Itaru Oki, Terumasa Hino, Masayuki Takayanagi, Yosuke Yamashita, Ōtomo Yoshihide, Motoharu Yoshizawa, Masahiko Togashi. Contrairement à beaucoup de pays relativement frileux au free, il n’y a guère eu de désaffection du public japonais pour cette musique où l’improvisation est reine. Quant aux musiciennes, elles n’ont jamais été mises sur la touche : la cheffe d’orchestre Toshiko Akiyoshi, qui a rapidement bénéficié d’une aura importante à la fin des années cinquante, avait ouvert la voie ; Satoko Fujii a fait partie de formations phares de la musique improvisée et se produit depuis ses débuts avec le trompettiste Natsuki Tamura.
Cet album en septet décrit le déroulement d’une journée-type, de la brume matinale au crépuscule. Les variations d’intensité et de douceur stimulent les sens. Ce sont les violons de Yuriko Mukoujima et d’Ayako Kato, intimement accolés au violoncelle d’Atsuko Hatano , qui par leur texture évoquent cette ouverture « Part 1. Morning Haze ». Les notes égrenées par le piano de Satoko Fujii conduisent peu à peu à une émancipation de rythmes qui déferlent progressivement dans « Part 2. Morning Sun ». Une esthétique néo-classique préside à l’intervention du contrebassiste Hiroshi Yoshino et, rapidement, le piano de Satoko Fujii s’engage dans un discours libertaire. L’interaction entre les vagues de cordes et les déflagrations de la batterie d’Akira Horikoshi qui ouvrent « Part 3. Early Afternoon » témoigne des recherches sur la spatialité que la pianiste mène depuis longtemps. Ces perspectives ressurgissent dans les ponctuations du clavier, l’impétuosité qui émerge radicalise le mouvement orchestral. La section de cordes recherche des sons inusités qui font écho à l’héritage de la musique traditionnelle japonaise. Cette œuvre musicale se distingue par son cheminement balisé, les musicien·nes se rejoignent avec une précision millimétrique après avoir affronté des successions de cycles improvisés. Le dernier mouvement « Part 5. Twilight » résume bien la construction élaborée d’Altitude 1100 Meters, annonçant le final retentissant.
Enregistré en direct au Shinjuku Pit Inn de Tokyo et divisé en quatre parties, ce set improvisé entre Natsuki Tamura et Keiji Haino passe fréquemment de mouvements statiques à des explosions sonores. Si l’improvisation y est sanctifiée, les parcelles mélodiques demeurent l’apanage du trompettiste, ses phrasés sur « What Happened There ? Part Two » ménagent tous une part de lyrisme. Le guitariste, connu pour son goût des sons hérités de la noise, laisse libre cours à des investigations sonores qui font la part belle aux stridences. « What Happened There ? Part Three » accueille un apaisement passager, la guitare fouettée précède des mouvements instables qui annoncent « What Happened There ? Part Four ». La fin du monde est proche, Keiji Haino se déchaîne, ses cris annoncent des tremblements telluriques. Sa frénésie contraste avec la clarté des notes distillées par sa guitare ; suivent quelques stridences à la trompette qui annoncent la fin du disque. Le silence reprend ses droits.
Superbement enregistrés, ces deux albums témoignent bien de la vitalité de l’avant-garde japonaise.

