Chronique

Léandre/Mazur/Kaučič/Kozera/Rybicki

Beauty/Resistance

Joëlle Léandre (b, voc) Rafał Mazur, Zbigniew Kozera (b), Mateusz Rybicki (cl), Zlatko Kaučič (dms)

Label / Distribution : Not Two Records

Il y a tellement longtemps que nous n’avons pas entendu de musique live que Joëlle Léandre nous manque. Le torrent, l’orage, le déferlement de sa contrebasse est un besoin réel que les disques comblent temporairement. Mais là encore, Dame Léandre s’est faite discrète depuis le début de l’année, comme un volcan qui dort. C’était sans doute pour se réserver le meilleur moment et cueillir l’auditeur à froid. Pour mieux propulser ce petit coffret paru chez les fidèles Not Two comme un hymne au besoin de liberté. Beauty/Resistance est un acte posé par des musiciens européens qui aiment se retrouver ; Zlatko Kaučič est bien entendu de la partie, puisque le percussionniste slovène fait partie des proches de la contrebassiste depuis des années. On l’avait entendu avec elle sur un précédent coffret, ils s’offrent un duo qui restera dans les mémoires par sa puissance inouïe.

Beauty/Resistance est un triple album enregistré lors d’une résidence de Joëlle Léandre au Jazz Festival d’automne de Cracovie en Pologne. Il se décline en deux duos et un quartet : au-delà de Kaučič, on retrouve donc Rafał Mazur, bassiste électrique polonais que l’on avait déjà entendu avec Carrier et Lambert il y a quelques années. Le quartet quant à lui ajoute à Kaučič deux jeunes musiciens de la scène polonaise : le clarinettiste Mateusz Rybicki et le contrebassiste Zbigniew Kozera, entendu il y a peu avec le pianiste du Red Trio Rodrigo Pinheiro. Dans une formule plus classique, le quartet repose sur les oppositions et les synergies des deux contrebasses, pendant que Kaučič trace toutes sortes de routes tangentielles où se faufile une clarinette subtile et aérienne. Dans le premier morceau assez long, plus d’une demi-heure alors que les autres formats sont assez courts, la clarinette peut même se faire plus concertante, joue avec les contrebasses comme un chat s’amuse d’un bourdon : une très belle complémentarité que Kaučič ombre avec beaucoup de retenue, même lorsque la musique se met à tanguer, à déborder spontanément par vagues successives.

Les duos sont, à côté, des moments à part. La rencontre avec Mazur était très attendue, elle fait feu de tout bois : archet puissant pour elle et pizzicati durs pour lui (« 3 »). Joëlle Léandre donne de la voix, plantée dans un sol qu’elle semble agiter d’une fureur profonde, un tremblement de terre qui finit fatalement en éruption. Créative comme il se doit, avec cette course de cordes qui laisse imaginer que Kozera et Léandre n’en sont pas à leur dernière collaboration. De même pour le duo avec le percussionniste. C’est un disque court, un instant presque, mais ce sont vingt minutes d’une tension rare. La contrebassiste joue de son archet comme on tenterait de dompter un animal sauvage pendant que Kaučič fourbit tout un attirail de métal et sert de matière première à une combustion spontanée. Même lorsque le flux semble se calmer, il y a des braises qui couvent. On reçoit ce premier volet du coffret comme un coup de poing, un réveil salutaire. Un disque rageusement libérateur.