Sur la platine

Pierre Favre, transmission et amitiés

Le batteur suisse renoue avec ses amis en duo


Le percussionniste Pierre Favre est une telle légende de nos musiques et de son instrument, et son apparition phonographique s’est faite si rare sur la dernière décennie, qu’il faut saluer la parution coup sur coup de deux disques avec de fidèles compagnons, Samuel Blaser et Philipp Schaufelberger. Pour beaucoup, Pierre Favre est avant tout lié aux premiers disques de Michel Portal ou à la créativité vocale de Tamia Valmont ; ce serait oublier que le musicien suisse, outre son talent de pédagogue célébré, est un homme de duo, de Irène Schweizer à Yang Jing.

Depuis 2016 et son Drumsight, justement avec des percussionnistes qu’il a formés, on était sans nouvelles du discret Pierre Favre. C’est donc avec une grande surprise que coup sur coup, à la rentrée, on le découvre avec deux proches dans des duos assez différents. Samuel Blaser et Philipp Schaufelberger sont des musiciens qui collaborent depuis longtemps avec Favre : on se souvient qu’ils étaient de l’Ensemble qui avait publié Le Voyage il y a dix ans. Avec le tromboniste, il existait déjà un duo, le très beau Vol à Voile en 2010. Quant au guitariste, c’est un amoureux des batteurs qu’on a souvent entendu avec Lucas Niggli ou Christian Wolfarth. Pilier du label Wide Ear Records, il avait lui aussi enregistré un duo avec Favre en 2010, Albatros… Deux disques qui se suivaient, comme c’est le cas ici. Coïncidence ou réplique ? Besoin de retrouvailles assurément.

Ce qui marque tout de suite, à l’écoute de Pierre Favre, c’est sa capacité à s’adapter à son interlocuteur. Avec Schaufelberger, le son traînant et très clair de la guitare incite le percussionniste à se montrer volubile et à favoriser les tambours. Sur « Sirsico », le jeu du guitariste est assez minimaliste, quitte à devenir insistant au fur et à mesure du morceau. Pierre Favre, lui, semble accélérer sans cesse, les cymbales ne servant qu’à ponctuer ses coups de boutoir. On a le sentiment, ce qui se confirme dans « Dioneo » qui s’ouvre sur des cymbales comme un gong oriental et se poursuit dans tout un travail de son, que l’approche de Favre est celle d’un coloriste. Pas seulement au sens qu’on y met communément en musique, mais aussi parce que ses baguettes ombrent l’espace, lui donnent de la consistance et un vrai relief. Pensé comme un disque vinyle avec ses deux faces, Decameron est un symbole de la grande complicité du batteur et du guitariste, sur des morceaux strictement improvisés. Tel « Panfilo » qui clôt l’album alors que la guitare de Schaufelberger se fait plus rauque, poussant Pierre Favre à être tout à la fois plus vindicatif et plus cristallin. Un travail sans filet qui correspond bien au label Wide Ear Records, qui publie ce disque.

De la complicité, il en est forcément question avec Samuel Blaser, tant les deux musiciens sont proches. La configuration de Same Place, Another Time est foncièrement différente de celle du duo précédent. D’abord parce que la captation est live, et que cette amitié forte transparaît même jusque dans la communication verbale et musicale entre les artistes, ce qui apparaît dans la belle et drôle « Danse des Ours » où le trombone de Blaser déambule en coulisse et en growl sur une marche chaloupée voire chancelante de la caisse claire, petite parade intime. Différente aussi parce que, même si « Oiseau de couleur » qui ouvre l’album est une allusion directe à leur premier duo enregistré, Vol à Voile, il existe sur cet album des interprétations de standards, en surplus de quelques allusions lacyennes (« Roosters »). Leur interprétation de « Round Midnight » est confondante. Il ne s’agit pas seulement de la gageure de jouer ce morceau au trombone : voilà de nombreuses années que l’on sait Samuel Blaser capable d’à peu près tout avec son instrument ; ce sont surtout la complémentarité et l’écoute entre ces musiciens de deux générations différentes qui subjugue : le trombone brille avec une souplesse pleine d’ivresse, pendant que Pierre Favre le soutient avec une facilité que contredit toute la complexité de ses syncopes. Une approche que l’on retrouvera également sur « Mood Indigo » et qui n’est pas sans rappeler un duo très ancien que Favre menait avec Michel Godard. A noter que ce disque de Pierre Favre avec Samuel Blaser est enregistré par Phillip Schaufelberger. L’amitié, comme une boussole.