Quatre jours à Perpignan
Quatre jours, et de nombreux concerts, début octobre, dans la cité catalane. L’aventure Jazzèbre se poursuit avec bonheur.
Rétrospectivement, quatre jours, sept concerts, et pas des moindres : Sarah Murcia et Kamilya Jubran, Michel Portal et Vincent Peirani, Eve Risser en solo, le trio de Joachim Kühn, le groupe Saiyuki, le duo formé par Clément Janinet et Benjamin Flament, et le trio « Médiums » Courtois/Erdmann/Fincker. Difficile de faire plus dense et plus diversifié à la fois, toutes les esthétiques du jazz d’aujourd’hui trouvant ici leur compte. Le programmateur (Yann Causse) peut être fier de ce qu’il propose, et le public ne saurait bouder pareille fête.
Nous sommes quelques-uns, pas très nombreux à vrai dire, à suivre au jour le jour concerts et festivals de jazz et à en rendre compte sur des blogs ou des sites, et même parfois dans des publications imprimées. Cette présence, qui se situe entre celle d’un spectateur anonyme et celle d’un professionnel de la musique ou de la culture, est souvent souhaitée par les musiciens et les responsables des manifestations auxquelles nous sommes conviés, même si elle ne présente pour eux aucune « utilité » mesurable, car elle leur restitue un écho, elle leur renvoie un regard, orienté par notre accoutumance, qui vient compléter tous ceux qui leur parviennent par ailleurs. Parfois, on a l’impression, quand on revient souvent sur les mêmes lieux, ou quand on croise plusieurs fois les mêmes musiciens, qu’on partage un peu de leur vie ; et on se sent engagé, comme si l’on était dans une série de tournois de tennis, à vivre les différentes parties d’un lieu du monde à l’autre… J’ai moi-même été simple amateur de jazz (je le reste), puis j’ai collaboré à des magazines ou des journaux comme critique de jazz, j’ai ensuite organisé des concerts (festival de jazz à Bordeaux) ; j’ai ainsi parcouru la quasi-totalité des « places » dans cette espèce de système qui relie les artistes et le public. C’est de cette place donc que j’écris, que j’opine, que je pense et que je me questionne.
En octobre, Perpignan offre au journaliste invité l’avantage d’un climat souvent agréable, et la répétition des séjours en donne une image qui se peaufine petit à petit. Avec ses dimensions humaines, son centre actif et coloré, aux senteurs du sud, ses ruelles étroites et sinueuses, la ville s’est fait une réputation étrange à partir d’une expression de Salvador Dali, dont on ne sait peut-être pas le fin mot : « Quand je suis à la gare de Perpignan », a-t-il dit à peu près, « et que Gala enregistre les tableaux qui nous suivent, c’est alors que j’ai les idées les plus géniales de ma vie ». Voilà pourquoi le centre du monde…
Cette année, le fait d’avoir été « délogé » m’a conduit à des circuits nouveaux, et à une aventure discographique amusante. En très bref, un restaurant situé sur une petite place ensoleillée avait installé en guise de sets de table des disques 33 tours d’opéra. A la fois ravi et épouvanté, j’ai réussi à remonter la filière, à retrouver la propriétaire des disques, et à la convaincre de m’en céder quelques-uns, au titre d’amateur d’opéra et non de restaurateur. Dali avait raison, Perpignan est au centre du monde des disques, et c’est en cette place qu’on fait le trou qui permet de poser la galette sur son lecteur…
Quatre jours donc, pendant la semaine de Jazzèbre où les concerts ont lieu au théâtre municipal qui fut (et qui reste) une salle à l’ancienne tout à fait délicieuse. J’avais déjà entendu à Berlin (voir ici même) le duo formé par Michel Portal (cl, b-cl, ss) et Vincent Peirani (acc, voc) ; ils ont confirmé leur excellente prestation allemande sur un ton peut-être plus enjoué, plus rieur, plus chahuteur même. C’est qu’ils s’entendent à merveille, et prennent donc tous les risques, y compris ceux qui conduisent parfois à jouer à l’équilibriste. En tous cas, leur « Dancers In Love », pris sur un tempo plus lent que d’habitude, et qui donne lieu à un pont superbement ourlé et arrondi, fut encore une fois un régal. Et puisqu’on évoque ce thème d’Ellington, disons tout de suite qu’il fut aussi joué par la paire Clément Janinet (vln) et Benjamin Flament (vib), qui se produisait dans une petite salle du théâtre à 18h00 le samedi. Ce concert reste l’un des plus exquis qu’il nous ait été donné d’entendre pendant ces quatre jours. Je les avais entendus une fois à Rome, il y a deux ou trois ans ; leur duo a pris de l’ampleur, son répertoire s’est agrandi, il contient toujours autant de pièces originales ou d’emprunts à l’oeuvre de Mompou, et au bout du compte c’est un festival de virtuosité vivace, de rebondissements, de swing (mais oui messieurs-dames), d’invention. Les 80 personnes présentes en ont redemandé.
Passons au chiffre trois : le trio de Vincent Courtois « Médiums » (avec les deux saxophonistes ténors Daniel Erdmann et Robin Fincker) a joué, sans surprise, la musique de son disque, mais moi, j’ai constaté avec surprise qu’elle m’entrait bien plus dans l’âme et le corps quand je l’écoutais sur scène. Comme quoi il faut se méfier de ses premières impressions, et accorder beaucoup plus de place à la musique vivante, comme on dit, c’est-à-dire au concert. Déception par contre, le trio Saiyuki, avec Mieko Miyazaki (koto), Prabhu Edouard (perc, voc) et Nguyen Lê (g). Les interprètes ne sont pas en cause, chacun irréfutable sur son instrument, mais c’est le voyage qui lasse vite, par sa programmation balisée qui évoquant un voyage organisé où l’on sait d’avance ce qu’on va voir et vivre. Quant au trio de Joachim Kühn, il a encore une fois démontré l’avancée en laquelle se tient le pianiste depuis bientôt cinquante ans (ou plus, qui sait ?) mais aussi la lucidité qui le fait engager pour ce trio Sébastien Boisseau (b), parfait d’équilibre, et Christian Lillinger (dm), jeune et hallucinant batteur de la scène berlinoise. Un phénomène, à situer entre Jim Black et Ari Hoenig.
Sarah Murcia et Kamilya Jubran ont donné un très bon concert en début de soirée le 8 octobre, avant les duettistes Portal/Peirani, faisant même passer un beau frisson dans une Suite nomade pleine d’enroulements successifs et d’un très beau lyrisme. Yann Causse aime, depuis des années, donner à son festival une coloration de « musiques du monde » qu’il prend le plus grand soin de programmer en sélectionnant des groupes dont il a pu vérifier l’acuité musicale. Ainsi de ce projet, qui mettait en valeur une voix, et une culture.
Reste à dire que nous avons eu le privilège aussi d’écouter Eve Risser en solo, le 10 octobre à 18h00 au théâtre, et que ce fut un grand moment. Car, pour le coup, l’aventure voyageuse qu’elle nous invite à vivre avec elle est de celles qui ouvrent des perspectives en même temps qu’elles découvrent les paysages explorés. Qu’on accepte de se laisser embarquer et l’affaire est faite. Nord ou sud, peu importe, et chacun trouve midi à sa porte, et son soleil, et son minuit. Eve trafique le son du piano, ou plutôt elle le fabrique, le construit, l’invente à chaque seconde, selon des procédés qui restent un peu secrets, car ce ne sont pas des procédés, justement, mais des gestes au service du corps de la musique.
Perpignan, au-delà des clichés sur le centre du monde, c’est donc aussi le sens du grand écart.