Scènes

Souillac en Jazz 2010

Rendez-vous à Souillac pour la trente-cinquième édition du Festival « Sim Copans », qui accueillait cette année Nguyên Lê, Dee Alexander, Stefano Bollani, Tigran Hamasyan et Enrico Rava.


Rendez-vous à Souillac pour la trente-cinquième édition du Festival « Sim Copans ». Situé dans le Lot, le petit village de Souillac vit au rythme du jazz durant une semaine en juillet. Jazz de rue, séances de cinéma, expositions consacrées au jazz et concerts, toutes les conditions sont réunies pour qu’on passe un très agréable moment.

Après avoir reçu Archie Shepp, Ahmad Jamal, Jeanne Lee, EST, Steve Lacy, Médéric Collignon et tant d’autres, le festival s’obstine en 2010 à programmer encore un jazz de qualité capable d’attirer autant les amateurs éclairés que les touristes de passage. On ne soulignera jamais assez le travail de Robert Peyrillou et de tous ses bénévoles pour que cet événement, qui se déroule dans une ambiance détendue, soit à chaque fois une réussite.

La météo incertaine n’aura pas ménagé les nerfs des organisateurs de Jazz à Souillac cette année. La soirée d’ouverture (Nguyên Lê/Mieko Miyazaki/Prabhu Edouard) qui devait se dérouler en plein air a dû trouver refuge en dernière minute au Palais des Congrès.

Heureusement, même si la température reste fraîche pour la saison, le soleil est de retour le lendemain 23 juillet. À l’abri de la belle abbaye bénédictine du XIIe siècle, le festival a retrouvé son lieu de villégiature : la jolie place Pierre Betz, bel espace à l’acoustique admirable avec vue sans faille sur scène fleurie. L’écrin est prêt pour accueillir Dee Alexander.

Dee Alexander © Jazz a Souillac

La chanteuse de Chicago vient défendre son dernier album qui rend hommage à un jazz vocal plutôt traditionnel, marqué cependant du sceau du blues ou du gospel.
Accompagnée par Miguel de la Cerna (p), Youssef Ernie Adams (dm) et Harrison Bankhead (cb), elle démarre avec un « Softly As In A Morning Sunrise » alerte et swing. L’esprit général est proche des grandes voix américaines - de Sarah Vaughan à Diane Reeves. Dee Alexander démontre une grande capacité vocale et ses scats sont impressionnants, surtout lorsqu’elle les mêle de bruits, râles et imitations d’instruments. Sa tessiture est large et elle maîtrise les vibrations avec brillance. Le pianiste est fougueux, le contrebassiste use de l’archet avec beaucoup d’originalité et le batteur se sert de ses paumes pour offrir des percussions veloutées. Mais ce dernier sait aussi se faire tranchant et son solo sur « Butterfly », par exemple, est d’une réelle efficacité. Sur ce dernier morceau, les improvisations sont d’ailleurs plus intéressantes : le pianiste se permet des échappées qui dérident un concert jusque-là assez conventionnel. Le très bluesy « Spirit Of The Ancestors » fait monter la tension ; c’est le moment idéal pour faire basculer le concert. On laisse alors la scène au contrebassiste, qui improvise un très long et éblouissant solo à l’atmosphère plus méditative, plus « roots » - plus brûlante aussi. Il s’accompagne en psalmodiant, explore toutes les possibilités de son instrument et en tire des sons inouïs. Le blues flirte alors avec l’Orient, les rythmes soufis, l’Inde ou l’Afrique. On y retrouve toute l’énergie, l’impétuosité, la créativité qu’on lui connaissait aux côtés du regretté Fred Anderson et de toute la bande du Velvet Lounge aujourd’hui orpheline de son fondateur. Dee Alexander revisite alors « Four Women », puis interprète son « Rossignol » et revient en rappel avec un morceau musclé, toujours en hommage à Fred Anderson, bien plus convaincante dans ce registre brut et sans fard où elle dévoile ses origines, entre gospel et blues ; son chant prend alors un sens tout légitime.

Tigran Hamasyan © Jazz a Souillac

La nuit est tombée, la fraîcheur s’est invitée. Est-ce pour cela que Tigran Hamasyan, que l’on sait déjà explosif, démarre son concert à toute allure ? Dès les premières notes, il met le feu à la scène, fait monter la tension et donne du corps à ses compositions en plaquant les accords avec fougue. Incapable de tenir en place sur son tabouret, il entraîne son groupe et le concert sera explosif. « Sibylla » et « Corrupt » s’enchaînent sur des tempos haletants. Parfois proches du rock, les sons sont malaxés, triturés, presque malmenés. Puis, comme l’eau filtrant à travers la roche, Areni, au chant si particulier, et Ben Wendel au soprano, semblent trouver une échappatoire. Le thème se développe à l’infini en s’ouvrant toujours sur de nouvelles idées. Tigran place d’entrée de jeu la barre très haut. « Love Song », à la démarche sensuelle et chaloupée, ramène un semblant de douceur. Intelligence de l’écriture, délicatesse de l’interprétation, beauté de l’arrangement, le morceau enivre l’assistance. Mais bien vite le pianiste nous ramène à une musique plus exigeante. Il explore les sons, désarticule les mélodies, déstructure les rythmes. Par bribes, il reconstruit un monde musical. Sam Minaie passe de la contrebasse à la basse électrique et Ted Poor redouble de puissance à la batterie. Le jazz se fait fusion et Hamasyan alterne ambiances cauchemardesques et musiques quasi-sérielle ou industrielle. Puis, comme pour calmer l’ensemble, la voix fantomatique d’Areni s’immisce à nouveau dans cette frénésie musicale. Le traditionnel arménien « Shogher Jan » est introduit par un très beau solo de contrebasse, sur quoi le groupe remonte sur scène et repart dans d’ardentes improvisations. En une heure trente de concert ébouriffant, Hamasyan et son Aratta Rebirth nous ont fait éprouver toutes sortes de sentiments et on l’en remercie.

Le lendemain, c’est le charme italien qui est convoqué sur la place Pierre Betz. Au programme, le merveilleux Stefano Bollani dans un exercice qu’il affectionne particulièrement : le solo. Avec lui, on est sûr de ne pas s’ennuyer. Charismatique et cabotin, le pianiste entrecoupe son concert d’anecdotes, de commentaires inachevés, drôles ou énigmatiques. Bref, il est un spectacle à lui seul. Ce fantastique technicien met son savoir-faire au service de toutes les musiques, faisant jazzer le classique comme la pop, la variété comme le bues. Son toucher magnifique laisse respirer les mélodies, fait briller les harmonies, ressuscite les standards. Il nous berce avec « Like Someone In Love », il joue stride un « Buzzillare » qui flirte avec le boogie… Une main gauche ferme et sûre, et une droite folâtre lui permettent toutes les excentricités. Mais il est aussi capable de dépouillement, comme sur ce « nocturne » de son cru, avant de redevenir joyeux avec un « Il domatore di pulci » plein de tendresse qui rappelle parfois « I’m In Heaven ». Il termine sur son habituel medley, tour de force toujours amusant où il demande au public une liste de thèmes qu’il interprète aussitôt en les enchaînant avec brio. Sous le charme, on l’oblige à revenir une dernière fois pour « The Man I Love ». Une déclaration d’amour réciproque…

Enrico Rava © Jazz a Souillac

Pour achever cette deuxième journée, et pour rester en Italie, Enrico Rava et son « jeune » quintet sont invités à clôturer le festival. La formation annoncée est en réalité un quartet car Gianluca Petrella n’est pas du voyage. Cela n’enlève rien à la qualité de la prestation. Le jazz de Rava, quoi qu’on en dise, ne manque pas de nerf, et le trompettiste laisse beaucoup d’espace à ses musiciens, qui en profitent. C’est l’occasion pour Giovanni Guidi (piano) de se faire remarquer. Son jeu presque agressif n’oublie jamais le sens de la mélodie, caractéristique de l’esprit italien. Son dialogue avec Rava est un exemple de fluidité et de connivence, et « Thank You, Come Again » file à un train d’enfer. Le jeu de Rava est clair et précis, chaque note dessinée avec élégance et justesse. Rava, Guidi et le jeune Gabriele Evangelista (cb) échangent des phrases courtes et lumineuses tandis que Fabrizio Sfarra soutient le groove. C’est sur les ballades - « Secrets », mais surtout « My Funny Valentine » - que Rava met en lumière toute la finesse de son phrasé. Souplesse et rondeur se fondent dans l’architecture très précise de ce thème emblématique. Le trompettiste passe de l’aigu au plus grave avec une facilité déconcertante. Par la suite il s’aventurera du côté de la valse, du tango ou de la musique afro-cubaine. Le plaisir de jouer est évident, les thèmes s’enchaînent et chacun y va de son solo sans jamais casser l’ambiance de ce jazz qui respire le bonheur. Avec Rava, le jazz italien est décidément bien vivant. Mélangeant la tradition à un jazz actuel et ouvert sans pour autant se couper du public, il allie musique intelligente et festive. Que demander de plus ?

C’est justement ce dosage qu’essaient de concocter les organisateurs de Jazz à Souillac depuis plus de trente-cinq ans. Ouverture d’esprit, découverte et jazz accessible composent un cocktail subtil à siroter sans modération. Raison supplémentaire de faire un détour par Souillac en été.