Chronique

Anthony Braxton Quartet

(Willisau) 1991 Studio

Anthony Braxton (as, ts, cl, cbcl, fl), Marilyn Crispell (p), Mark Dresser (b), Gerry Hemingway (dms)

Label / Distribution : Hat Hut

Dans la myriade de disques qui arrivent chaque mois, il y a parfois des articulations qui semblent bienvenues. Sont-elles le fruit du hasard ? Qu’est-ce d’ailleurs que le hasard : n’est-il pas le résultat d’une préparation jalouse de tous les détails pour lui donner une pureté fascinante ? Lorsqu’il s’agit d’un disque d’Anthony Braxton, il est légitime de se poser toutes ces questions. Puis de remarquer qu’à rebours, la réédition de (Willisau) 1991 Studio du Creative Quartet quelques mois après le roboratif coffret sur les sessions autour du Charlie Parker Project de 1993, est une manière de remonter les fils qui nouent chacune des œuvres du multianchiste. Pas seulement parce que « Composition 40 M » est la quintessence d’une adhésion presque inconsciente à un be-bop altéré, déconstruit et visionnaire qui place le quartet dans le continuum d’une musique libre et ouverte. Mais parce que ce double-album annonce tous les langages à venir qui ponctueront le XXIème siècle du compositeur [1] et qu’il s’agit d’un témoignage unique, le seul album studio de l’orchestre réunissant Marilyn Crispell, Mark Dresser et Gerry Hemingway, deux ans avant leur séparation à Santa Cruz, à l’occasion d’un concert resté célèbre par la parution d’un double album HatHut [i].

C’est d’ailleurs la dimension studio qui est particulièrement enrichissante et fait de cet enregistrement l’une des œuvres les plus attendues depuis 25 ans. Bien sûr, on peut s’interroger sur la pertinence, de la part des récents propriétaires de HatHut, de ne pas avoir publié les quatre CD originaux, puisqu’au studio s’ajoutait le concert à Willisau, comme une sorte d’application directe et immédiate des concepts énoncés dans la complexité de « Composition 160 (+5) (+40J) ». Celle-ci amalgame les structures nouvelles, menées à l’archet par un Dresser phénoménal, avec des solos de piano de Crispell et des partitions pensées dans les années 70. C’est-à-dire à l’époque où la créativité de Braxton, pas encore sécurisée par son statut de professeur d’université, ne permettait pas le temps long qu’il a pu expérimenter dès le début des années 80 et qui annonce déjà la Ghost Trance Music apparue vingt ans plus tard. Ce qui frappe, dans ce Creative Quartet stabilisé depuis 1985, c’est la complémentarité et l’osmose des musiciens qui connaissent les différents chemins qui lient une œuvre foncièrement holistique. Il n’est pas rare (« Composition 161 ») que la clarinette contrebasse s’efface dans les recoins de l’archet pour laisser la mécanique de ses compagnons s’approprier le foisonnement des possibles, comme s’il était question d’une mosaïque.

Il ne s’agit pas d’une leçon bien apprise, mais d’une réelle volonté collective - comme le dit Graham Lock qui signe encore une fois de passionnantes notes de pochette - d’étendre la tradition à d’autres horizons. Lorsqu’il a choisi les pièces et leur ordonnancement, Braxton a bien songé à mettre des balises, à ancrer sa production dans un déroulement plus global. Ainsi la « Composition 23 M », jouée deux fois dans des approches opposées, comme pour mieux souligner sa malléabilité, est un totem dans la discographie de Braxton. Elle fut jouée pour la première fois en 1973 à Tokyo et se présente comme l’un des avatars de cette composition 23 A que Braxton a jouée avec Wheeler, Altschul et Holland en 1975. Marilyn Crispell explique que c’est l’un des morceaux de Braxton qui swingue le plus et se joue avec un plaisir enfantin. A l’écoute, nous serions tenté d’ajouter que cela concerne l’ensemble d’un album qui allie intelligence et maîtrise et se révèle comme un document d’une grande richesse.

par Franpi Barriaux // Publié le 16 septembre 2018
P.-S. :

[1Voir notre analyse.

[iQuartet (Santa Cruz) 1993, ressorti l’an passé en deux volumes, capté quelques jours avant… Le Charlie Parker’s Project !