Chronique

Yves Rousseau / Christophe Marguet 5tet

Spirit Dance

Yves Rousseau (b, comp), Christophe Marguet (dms, comp), David Chevallier (g), Bruno Ruder (p, Rhodes), Fabrice Martinez (tp, bugle).

Label / Distribution : Cristal Records

Les histoires d’amitié finissent bien, en général. Spirit Dance, premier témoignage en quintet d’une collaboration certifiée 15 ans d’âge en est la preuve irréfutable. Yves Rousseau et Christophe Marguet se connaissent en effet sur le bout des cordes et des baguettes, eux dont le parcours commun est jalonné de quatre repères discographiques sous le sceau du quartet emmené par le contrebassiste (avec Jean-Marc Larché au saxophone et Régis Huby au violon). Ce furent Fées et gestes (2001), Sarsara (2004), Poète, vos papiers ! (inspiré en 2007 par le disque homonyme de Léo Ferré et enrichi par les voix de Claudia Solal et Jeanne Added) et pour finir Akasha en 2015, un disque de célébration des cinq éléments – terre, air, eau, feu, éther – sur lequel Yves Rousseau avait pris le temps de s’expliquer dans un entretien accordé à Citizen Jazz.

Les voici donc qui s’avancent en co-leaders – la précision est d’importance – d’une formation qui ne manquera pas d’intéresser celles et ceux qui sont à l’affût des voix actives du jazz hexagonal. Le quintet propose une formule sonore associant la trompette protéiforme de Fabrice Martinez, la guitare électrique de David Chevallier et le piano ou le Fender Rhodes de Bruno Ruder à la cellule rythmique formée par Yves Rousseau et Christophe Marguet. Un beau trio de partenaires, c’est certain… Le premier fait entendre ses éclats au sein de l’ONJ Olivier Benoit depuis trois ans et multiplie les couleurs supersoniques aux côtés de Thomas de Pourquery, lorsqu’il n’évolue pas au sein de son propre quartet (et son très beau Rebirth !). Le second, habitué entre autres de la galaxie Alban Darche, a récemment fourbi un passionnant Standards & Avatars, occasion pour lui de démontrer la variété de ses timbres et la nervosité de son jeu ; quant au troisième, qu’on a pu découvrir voici quelques années dans Magma, il est celui dont l’apparente discrétion va de pair avec une présence de chaque instant et un sens de l’écoute de l’autre, qu’il sait mettre à profit quand il le faut pour s’exprimer avec beaucoup de liberté créative. Rousseau et Marguet ont été bien inspirés dans la composition d’une équipe au sein de laquelle règne un équilibre qui, loin d’être précaire, donne à chacun toute la place qu’il mérite.

Les deux patrons ont poussé le sens de la parité jusqu’à proposer chacun six compositions. Surtout, ils démontrent la convergence de leurs vues : ils aiment se souvenir qu’ils « viennent du jazz » et qu’ils ont écouté depuis fort longtemps des inspirateurs ayant pour nom Miles Davis, Wayne Shorter ou John Coltrane, pour ne citer qu’un échantillon de leurs pères nourriciers. Avec Spirit Dance, ils manifestent leur désir d’un retour aux sources avec un disque de facture qu’ils qualifient eux-mêmes de classique, par comparaison avec les contrées plus aventureuses qu’ils ont eu l’occasion de fréquenter ensemble depuis 2001. Pour autant, leur voix (voie) reste singulière et Spirit Dance attire instantanément l’attention en raison de son association naturelle d’énergie et de mélodie. Car à l’écoute de ce disque fusionnel, plein de vie, habité de limpidité et souvent, il faut bien le dire, d’émotion, vient aussitôt à l’esprit ce qui aurait pu constituer son titre alternatif : Spirit Evidence. Prenez pour vous en convaincre la beauté nocturne d’une « Pénombre » inspirée par les attentats de Paris en novembre 2015, une composition qui précède naturellement un « Bleu nuit » à l’intonation élégiaque.

Tout le disque se présente en réalité comme un recueil de thèmes dont la persistance s’inocule en vous comme une médecine douce. Impossible de résister par exemple à « Funambolo » et sa mélodie nostalgique sublimée par la trompette de Fabrice Martinez, qui semble surgir d’un film en noir et blanc ; ni à « The Cat » et ses couleurs électriques, proches de celles du rock grâce à David Chevallier dont la guitare rageuse manifestera tout son aplomb sur « Marcheur » et « Day Off ». Impossible de ne pas succomber aux accents joyeux de « Spirit Dance » sur lequel Bruno Ruder fera montre de sa capacité à sortir du cadre, pas plus qu’au groove profond de « Fragrance » imprimé par une paire contrebasse-batterie en état de plaisir. Avec une mention spéciale pour « Charlie Haden », une autre évidence à elle seule, car cette composition bourrée de vitamines en hommage à un maître ès-liberté, déboule en conclusion du disque comme un gros coup de vent revigorant, sans doute pour rappeler que l’histoire n’est jamais terminée et que le jazz ne saurait sentir le renfermé. « Jazz is not dead, it just smells funny », disait Zappa. Oui, sans aucun doute.

Les deux leaders avancent avec la sérénité des musiciens sinon sûrs de leur fait (car la certitude est rarement bonne conseillère), du moins pleinement satisfaits de l’identité qu’ils ont souhaité imprimer à leur projet. Altruistes par nature, ils mettent peu en avant leur capacité à s’exprimer en soliste (écoutons tout de même Yves Rousseau sur « Bleu nuit » et Christophe Marguet sur « Fruit frais »), préférant ouvrir la voie à leurs trois partenaires impeccables de bout en bout et trop heureux d’entrer dans cette danse de l’esprit. Spirit Dance est un disque de l’épanouissement : on aurait presque envie de parler de bonheur si un tel mot ne semblait pas aussi incongru en notre époque troublée. On en est proche, pourtant.

Le Spirit Dance 5tet en concert au Triton le 4 mai 2017