Jazz & The City, populaire et captivant 🇦🇹
Retour sur le festival de Salzbourg où la diversité artistique côtoie l’excellence.
Jazz & The City 2024 © Henry Schulz
Si Wolfgang Amadeus Mozart est la figure de proue de la ville de Salzbourg - son héritage musical se perpétue au conservatoire Mozarteum -, le festival Jazz & The City est devenu un évènement incontournable de la cité. Dix-neuf lieux singuliers accueillent un public nombreux avec un seul mot d’ordre, se rendre tôt au concert afin de bénéficier de places de choix. Chargée de la programmation artistique, Anastasia Wolkenstein a plébiscité une variété de genres musicaux et artistiques, passant des performances en soliste de pianistes renommés au déferlement sonore des big bands.
Ces prestations, toutes d’un niveau musical élevé, visent à éveiller la curiosité des nombreux visiteurs qui bénéficient de la gratuité totale d’accès aux concerts. Le centre-ville de Salzbourg se transforme en une vaste scène musicale où les découvertes internationales et l’improvisation ne font plus qu’un.
Responsable de l’Office du tourisme salzbourgeois, Ines Wizany parle un français impeccable ; en outre, elle collabore avec Annabelle Blanc, une guide francophone qui prend plaisir à faire découvrir les nombreux secrets du patrimoine historique de la ville. De la forteresse Hohensalzburg du XIe siècle, plus grand château fort conservé au centre de l’Europe, à l’imposante cathédrale baroque en passant par le Musée d’art moderne de Salzbourg, situé sur les toits de la vieille ville, le promeneur ne risque pas de s’ennuyer.
- Andromeda Mega Express Orchestra © Henry Schulz
Parcourir cette magnifique cité permet de saisir combien Jazz & The City est devenu un évènement incontournable, plébiscité à la fois par les habitants et les innombrables touristes. Le premier des temps forts se déroule à Szene, grande salle archipleine. L’Andromeda Mega Express Orchestra commence sa prestation dans une ambiance néo-classique vite agrémentée par les percussions et vibraphones de Taiko Saito et d’Evi Filippou qui se font face. Ce n’est pas la moindre des particularités de cette grande formation fondée en 2006 par le saxophoniste et compositeur Daniel Glatzel qui avait brillamment collaboré avec Hermeto Pascoal : le violoncelle, le basson, la harpe et de nombreuses flûtes produisent d’emblée des couleurs chatoyantes. Les variations de timbres donnent l’occasion au trio de flûtes composé de Sonja Horlacher, Laure Mourot et Vincent Bababoutilabo de s’envoler dans un esprit cher à Nadia Boulanger. Le duo de guitares d’Arne Braun et Kalle Zeier plonge dans une ambiance teintée de rock, non loin du bruitisme quelquefois. Les fragments mélodiques de la harpiste Anna Viechtl installent un climat qui contraste avec les synthétiseurs de Valentin Gerhardus, le tout sous la tutelle rythmique de Matthias Pichler à la contrebasse et de Marius Wankel à la batterie.
Ce concert transcende les cadencements harmoniques ; l’incandescence et l’inspiration des trois instrumentistes offrent des rebondissements constants.
S’il est un duo qui a transporté le public dans les cieux, c’est celui composé par Aino Peltomaa et Harmen Fraanje dans l’immaculée Kollegienkirche, construite entre 1694 et 1707 comme église universitaire. La chanteuse finlandaise, qui s’accompagne à la harpe médiévale, subjugue le public par son registre vocal étendu et sa solennité. Le pianiste néerlandais, toujours à l’aise dans les petites formations, à l’exemple de son duo paru chez ECM avec le trompettiste Arve Henriksen, distille des notes déliées, véritable écrin pour sa partenaire.
Retour à l’énergie brute avec un quartet issu en droite ligne des groupes de Jeff Beck et Jan Hammer, Forq, en provenance des Etats-Unis. Fondateur du groupe, le claviériste Henry Hey, connu pour sa participation au groupe de David Bowie, projette des nappes sonores alors que le batteur Jason ‘JT’ Thomas, partenaire de Marcus Miller, ne se risque pas à sortir de ses pulsations binaires. Eli Menezes à la basse est imperturbable, jouant avec un fort volume sonore. Virtuose de la six-cordes, le Canadien Jordan Peters sème quelques solos inventifs issus en droite ligne du jazz-rock de la côte ouest ; seule satisfaction, de nombreux jeunes gens se mettent à danser sur des airs accrocheurs. Henry Hey prend alors la parole pour honorer la mémoire du claviériste Jim Beard, disparu en mars 2024. Les jeunes continuent pour leur part à danser frénétiquement, emportés par l’ambiance électrique.
- Bernd Oezsevim © Henry Schulz
C’est dans la cave de l’arthotel Blaue Gans, situé à proximité de la maison natale de Mozart dans la rue Getreidegasse, que les musicien·nes s’expriment à leur guise en fin de journée. Ce lieu fait irrésistiblement penser aux caveaux de jazz parisiens indissociables de l’existentialisme. Le batteur infatigable Bernd Oezsevim, remarqué avec Gunter Hampel et dans le Wolfgang Schmidtke Orchestra, va dynamiter l’atmosphère en compagnie d’invités bien décidés à ne pas se laisser faire. Le principe de la jam, fondement des origines du jazz, bat son plein et n’est pas près de disparaitre, pour notre plus grand bonheur.
Voilà ce qu’est un concert de musique improvisée d’envergure : la vibraphoniste Taiko Saito invite Angelika Niescier au saxophone, Rosa Brunello à la contrebasse et Valentin Schuster à la batterie, ce quartet magique a irradié la Markusaal. Une prestation splendide, l’énergie conjuguée à l’inventivité constante ont captivé le public présent et pour ma part je n’avais qu’un souhait, que leur musique ne cesse pas. Tout se joue dans les abstractions sonores et, comme dans toute performance artistique de haut vol, une forme de transcendance se réalise sous nos yeux. Entre la vélocité des mailloches qui s’abattent sur le vibraphone, les scansions de la contrebasse, l’enthousiasme du batteur et le chant sublime de la saxophoniste qui emporte tout sur son passage, on assiste à un moment précieux.
Fortement attendu, le trio de Joanna Duda fait défiler des paysages mouvants qui s’installent progressivement. L’humour n’est pas en reste, en particulier dans l’installation de rythmes originaux et profondément organiques. L’influence des compositeurs répétitifs imprègne les compositions de la pianiste polonaise qui puise dans ses racines tout autant que dans la musique contemporaine. Maksymilian Mucha relance le processus harmonique avec un jeu à l’archet confondant à la contrebasse, alors que le batteur Michał Bryndal slalome aisément entre ces inventions saisissantes.
- Kit Downes © Mario Borroni
En cette belle fin de journée ensoleillée dans la cité mozartienne, deux pianistes virtuoses vont se succéder dans la Kollegienkirche, Kit Downes et Nitay Hershkovits. Leurs récitals resteront gravés dans les mémoires tant le lyrisme de ces deux artistes atteint des sommets. Des notes graves se succèdent, annonçant la tempête sous les doigts du Britannique ; l’acoustique exceptionnelle de l’église valorise le jeu contemporain d’un Kit Downes qui se surpasse. Tout à la fois exigeant envers lui-même et capable de mêler l’atonalité au blues, le musicien réalise des prouesses avec les rythmes complexes qu’il installe de la main gauche. L’auditoire est conquis. Ensuite, c’est au tour de l’Israélien d’explorer une autre voie, plus méditative, à l’image de son dernier disque en solo publié chez ECM Call On The Old Wise. Des paysages en clair-obscur se succèdent, certains dévoilent leur beauté avec parcimonie, Nitai Hershkovits prend le temps d’étirer des mélodies qui évoluent en mutation constante. Le romantisme est l’une des composantes de son jeu pianistique où chaque note est soupesée, l’air de « Love Me Tender » popularisé par Elvis Presley - et adapté de la ballade « Aura Lee », créée pendant la guerre de Sécession - ressurgit malicieusement lors du rappel. Telle la brise sur la mer, les dernières notes égrenées laissent le public sous le charme.
Fin de soirée épatante dans la cave de l’arthotel Blaue Gans : trois chanteuses, Almut Kühne, Ganna Gryniva et Eva Gold, vont improviser avec charisme, soutenues par Tal Arditti à la guitare, Almut Schlichting au saxophone baryton, Simon Popp à la batterie et le flamboyant Nils Wogram au trombone. Véritable funambule, ce dernier va explorer le registre de son instrument, ses interventions rugueuses rappelant l’énergie communicative de Roswell Rudd. Le lendemain, Olga Reznichenko va apporter des lettres de noblesse à l’improvisation radicale, accompagnée de la saxophoniste Angelika Niescier, présente sur tous les fronts, et du clarinettiste Julius Gawlik. Ce concert transcende les cadencements harmoniques ; l’incandescence et l’inspiration des trois instrumentistes offrent des rebondissements constants. Leur cheminement musical a fait transiter la musique dans de multiples labyrinthes.
- Christian Muthspiel © Markus Lackinger
Comment rester insensible aux grands ensembles qui se produisent sur la grande Residenplatz, bondée ? Le Triple BBB Borromäum Big Band révèle les talents de demain, et quelle meilleure école pour ces très jeunes musicien·nes que de s’imprégner d’arrangements musicaux élaborés avant de se lancer dans le grand jeu de l’improvisation ? Partagé entre des standards et des compositions connues qui ne laissent jamais le public indifférent, l’orchestre interprète allègrement un « Born To Be Wild » que Steppenwolf n’aurait pas désavoué, « Evil Ways » abondamment swinguant, « Eye Of The Tiger » agrémenté d’un solo de basse électrique, sans oublier « Cantaloupe Island » qui réconcilie les diverses générations concentrées sur la place. Au chant se lancent, visiblement émus, Dario-Bogdan Boja et Viktoria Starlinger qui, à l’instar de leurs camarades de scène, feront certainement partie de groupes autrichiens renommés dans les futures années. Enfin, on ne pouvait rêver final plus éblouissant avec le digne successeur du Vienna Art Orchestra de Matthias Rüegg, l’Orjazztra Vienna dirigé de main de maître par Christian Muthspiel en pleine forme. Réussir à faire tourner un big band est devenu difficile et pourtant le jazz doit beaucoup à cette formule orchestrale qui, de Duke Ellington à l’Arkestra de Sun Ra, a révolutionné la musique du XXe siècle. Des solistes de haut vol, des arrangements musicaux ingénieux et une section rythmique généreuse sont les principaux ingrédients de ce grand orchestre autrichien. Christian Muthspiel sait générer du suspense, des couleurs hétérogènes issues du Third Stream font face à un débordement d’énergie issu d’improvisations originales. Malgré la fraîcheur nocturne le public se trémousse sur des airs bavarois transfigurés qui démontrent l’humour contagieux que véhicule l’orchestre. L’Orjazztra Vienna atteint ce soir des sommets de raffinement musical.
Le Directeur de l’Association de la vieille ville de Salzbourg, Roland Aigner ainsi qu’Ursula Maier chargée des Relations publiques et de la Presse, peuvent se réjouir de la réussite de Jazz & The City 2024, l’atmosphère engageante et les prestations artistiques de grande qualité ont fait l’unanimité.