Scènes

Henri Texier trio : jeu de mains à Vitrolles

Compte-rendu du concert d’Henri Texier trio au Théâtre de Fontblanche (Vitrolles, 13).


Henri Texier trio © Gérard Tissier

Pour les concerts dépassant la jauge habituelle d’un Moulin à Jazz habituellement plein à ras bord, l’association Charlie Jazz occupe la salle du théâtre de Fontblanche, à quelques pas de la précédente. C’est là qu’a été programmée la venue du trio d’Henri Texier. Le presque octogénaire contrebassiste devait présenter le répertoire de son dernier opus, « Heteroklite Lockdown », conçu comme son nom l’indique pendant le confinement de 2020, avec son fils Sébastien Texier au saxophone et à la clarinette, et Gautier Garrigue à la batterie.

Ce soir-là, Texier-fils, victime d’un accident, n’a pas pu venir. Qu’à cela ne tienne, Texier-père a fait appel à Sylvain Rifflet pour le remplacer. Le saxophoniste est d’ailleurs invité par le contrebassiste pour quelques concerts en quintet depuis le début de l’hiver. Il a donc déjà quelque familiarité avec l’univers musical de l’un des artistes de jazz les plus populaires des scènes hexagonales. Pour le détendre un peu, le leader le chambre gentiment en rappelant leur différence d’âge (une trentaine d’années les sépare). Il en faut plus que ça pour intimider Rifflet, qui, nourri de ses expérimentations singulières, n’hésitera pas à fourbir des basses en slap-tongue au père Texier pendant que celui-ci prend l’un de ces solos poétiques dont il a le secret (doubles cordes, pentatoniques, fulgurances free), le rejoignant sur des motifs musicaux qui s’enlacent dans des volutes imagées, titillant la justesse des notes jusqu’à la lie (« Hungry man », un blues composé à l’origine pour accompagner « La Grasse Matinée » de Prévert).

Sylvain Rifflet © Gérard Tissier

En expert de Stan Getz qu’il est, le saxophoniste livrera, sur « Fertile danse » (une des premières compositions du leader, présente sur son dernier album), un chorus que n’aurait pas renié celui que l’on surnommait « The Sound ». On croirait entendre un solo sur un de ces lives édités par Pacific dans les années cinquante, quand Getz faisait du be-bop avec Chet Baker notamment. Comme une sorte de rituel chamanique, dans lequel le swing profond de la contrebasse et de la batterie contribue à la transe collective.
Vénérable totem vivant d’un jazz européen libéré de ses origines afro-américaines tellement il les a intégrées, Henri Texier sait plus que personne mettre en valeur ses compagnons de jeu, donnant par exemple, sur « Oh Elvin », l’occasion à Gautier Garrigue, son compagnon de jeu depuis plus de quinze ans, de déployer tout son talent percussif.

Gautier Garrigue © Gérard Tissier

Lors du second set, le batteur dévoilera davantage son appétence pour les mélodies sur la batterie, en particulier lorsqu’il jouera le thème de « Laguna Laïta », une composition en hommage au fleuve breton éponyme. Le sens du métier du leader l’a conduit à aligner, ce soir-là, des mélodies particulièrement lyriques, comme « Cineccità » : cette composition de son fils en hommage au cinéma italien, aux airs de ritournelle immédiatement reconnaissable, est l’occasion pour Rifflet de s’exprimer joliment à la clarinette - cette dernière n’est peut-être pas son instrument de prédilection mais il met tout son cœur dans l’interprétation du thème et dans un solo des plus émouvants. L’interplay entre les musiciens passe principalement par leurs mains, qui semblent danser ensemble, tissant cette musique à la fois savante et populaire. Le set atteint des sommets poignants avec la marche écolo « Don’t Buy Ivory Anymore » mais aussi avec la ballade « Il y a des vautours au Cambodge ? », composée pour le film Holy Lola de Bertrand Tavernier.

Henri Texier © Gérard Tissier

Fin de second set free obligée avec « Sacrifice », une pièce débordant de rage contenue, sur laquelle Texier explore le moindre recoin des possibilités sonores qu’offre sa contrebasse, psalmodiant un chant aux accents enfantins dont les contrebassistes ont le secret (comme si le fait d’être pourvoyeur de fréquences basses appelait une voix d’avant la mue), allant jusqu’à utiliser le pouce de sa main gauche sur la touche comme d’un élément percussif (un peu de virtuosité ne peut pas faire de mal), se saisissant d’une baguette pour tapoter ses cordes lors d’un duo avec un Garrigue survolté, pendant que Rifflet passe son ténor à la moulinette d’une loop-station pour nous projeter dans des univers parallèles. Le rappel convie à la danse avec un calypso chaud comme la braise !