Chronique

Ingebrigt Håker Flaten Quintet

The Year of the Boar

Dave Rempis (as, ts, bs), Jeff Parker (g), Ola Kvernberg (vln), Ingebrigt Håker Flaten (b, elec), Frank Rosaly (dm, elec)

Label / Distribution : Jazzland Recordings

Ingebrigt Håker Flaten est né en 1971. Selon l’astrologie chinoise il est un natif de l’année du sanglier. Or, 2007 est également une année placée sous le signe de cet animal, dont les notes de pochette nous apprennent qu’il est honnête, robuste, puissant, patient et fiable, ce qui en ferait un excellent bassiste. Bref, ce live enregistré en juillet 2007 dans le club Belleville de la bonne ville d’Oslo, sous la houlette de ce bassiste norvégien, ne pouvait s’intituler autrement que The Year of the Boar, titre dont même les non-anglophones auront compris qu’il se traduit par « L’année du sanglier ». Flaten, donc, n’a pas encore quarante ans, mais possède un passé musical bien rempli — on se prend à regretter que ses apparitions françaises soient si rares [1] et on se dit qu’avant de passer à l’écoute du disque, un tour d’horizon n’est pas superflu.

Après avoir fait ses classes au conservatoire de Trondheim, il a parcouru le monde de 1997 à 2004 au sein du New Conceptions Of Jazz de son compatriote Bugge Wesseltoft. [2]
C’est au sein de ce groupe qu’il fut remarqué par Mats Gustaffson, saxophoniste suédois et icône des amateurs de free pour qui Peter Brötzmann n’est pas assez barbare. Gustaffson l’engagea au sein de The Thing, groupe où il est alors poussé dans ses retranchements par notre bassiste, aidé du fameux batteur Paal Nilssen-Love, son concitoyen de Trondheim avec lequel il forme de longue date une section rythmique célèbre [3]. Celle-ci, superbe, se retrouve dans cette même veine barbare et très infusée de l’histoire du jazz avec le Scorch Trio du guitariste finno-américain Raoul Björkenheim. Tout aussi métallique et encore plus dingue… On se doit d’orienter ceux de nos lecteurs qui aiment à risquer une oreille en milieu périlleux vers le très intéressant trio que forment les deux Norvégiens avec Miyoshi Yagi le joueur de koto électrique, trio qu’on peut entendre sur le Live at SuperDeluxe publié par Bomba en 2006. Beaucoup plus classique mais sensationnel, propulsé par nos deux hommes, le quintet Atomic a publié sur Jazzland des disques qu’on recommande chaudement, notamment le triple live Bikini Tapes, exemple éclatant de réussite dans le post-bop mâtiné de free. On a pu comparer les cinq nordiques d’Atomic au célèbre groupe de Ken Vandermark, les Vandermark 5 [4], et ce ne fut pas une surprise que de voir Flaten bâtir une « Chicago connexion » : il figure depuis qu’il s’est établi dans la cité des vents en janvier 2006 au sein des formations de Ken Vandermark, School Days et Free Fall, ainsi qu’au sein de Powerhouse Sound, une formation électrique de Ken Vandermark qui a publié son premier disque en 2007 chez Atavistic, appelé Oslo/Chicago Break, où notre homme est pour une fois à la basse électrique.

Ce disque représente une bonne introduction à notre Year Of the Boar que vient de publier Jazzland, label de Wesseltoft. On peut en effet y entendre le guitariste du groupe Tortoise, Jeff Parker, qui semble dorénavant rangé du rock et versé dans le jazz et les expérimentations électroniques. Or, voici de nouveau Jeff Parker et Flaten réunis sur cette « Année du sanglier », parfait symbole de l’alliance entre Chicago et la Norvège puisqu’ils y sont en compagnie du saxophoniste Dave Rempis, pilier des groupes de Ken Vandermark et en premier lieu du plus mythique d’entre eux, les Vandermark 5. Complètent le line-up le violiniste norvégien Ola Kvernberg et un petit nouveau, le batteur et bidouilleur électronique Frank Rosaly, lui aussi pilier de la scène de Chicago [5].

The Year Of the Boar n’est pas le premier enregistrement en leader du bassiste, puisqu’il compte déjà dans sa discographie un solo publié en 2003, pas facile à dénicher et surtout un quintet, enregistré en 2005, publié en 2006 déjà par Jazzland et sobrement intitulé Quintet. Cette formation initiale, identique dans sa composition instrumentale, était entièrement constituée de musiciens norvégiens parmi lesquels le seul rescapé est le violoniste Ola Kvernberg qui, pour l’occasion, a laissé au placard la mandoline qu’il employait sur un morceau (« Playing ») dans le disque de 2006 [6].

Si l’on extrait de cette longue introduction quelques mots-clés - jazz, free, punk, électrique, rock, improvisation, Chicago, Norvège… - on peut nourrir à l’égard de The Year Of the Boar des attentes précises : énergie, modernité, impact, son de groupe, puissance, moments de transe, ambiance nordique et venteuse, électronique… On pourra donc être surpris par les premières mesures de « Maxwell’s Silver Demon » [7], le titre initial, né de la plume du leader, puisqu’on entre dans la musique par un long duo plutôt feutré et assez « musique contemporaine » entre la basse du leader et le violon d’Öla Kvernberg. Pas de traces dans ce contrepoint du vamp de trois notes descendantes exposé au sax baryton qui constitue le moteur rythmique de ce titre et par lequel la version norvégienne du quintet, qui jouait déjà ce thème, commençait bille en tête. Mais ce motif, aussitôt finie l’introduction des cordes, est puissamment exposé par Dave Rempis et le groupe se met en branle avec l’énergie qu’on était en droit d’attendre de tels musiciens. La guitare acide de Parker plane sagement quoique de manière inquiétante au-dessus du maëlstrom entretenu par un éléphantesque baryton, lequel prend hardiment la parole pour un solo digne du free le plus déjanté. Contraste, ensuite, avec la gracilité du violon de Kvarnberg qui, après la réexposition du thème, se lance à son tour dans un solo nettement plus empreint de swing et de mélodie que le sax bourru et mal léché de Rempis.

La comparaison avec la version de 2005 est intéressante : le quintet norvégien ne souffre pas d’être réentendu au regard du présent disque, notamment le guitariste, auteur d’un solo fracassant au son manifestement traité par électronique. Mais l’intrigante introduction de la plus récente version semble nécessaire à l’équilibre de la forme, et la version norvégienne est plus sage, moins puissante, moins dévastatrice, plus prévisible ; les contrastes qu’elle ménage sont moins accentués. Cet initial Quintet demeure néanmoins un disque très recommandable où le bassiste sait se montrer râpeux et sauvage comme il sied à un tenant du free (« Olja Og Gass ») ou élastique et groovant comme un musicien de rock (« It’s A Desperate Situation »).

La composition de ce quintet n’est pas courante, mais on devine dès cette première plage les raisons qui ont motivé cet assemblage : la première qui vient à l’esprit est la recherche de contrastes, par exemple entre le côté chantant du violon, les notes tenues qu’il permet, le lyrisme qu’il dégage, et par ailleurs l’acidité, la sécheresse, l’attaque de la guitare électrique.

Autre enseignement de ce premier titre : la section rythmique Flaten/Frank Rosaly est fort différente de celle qu’il constitue avec Paal Nilssen-Love, les deux étant un modèle d’explosivité, de puissance, un moteur survitaminé [8]. Toujours est-il qu’avec Rosaly, ce qui frappe dans la section rythmique ce n’est pas l’explosivité, mais plutôt la faculté de maintenir une urgence dans la pulsation sans écraser la musique sous un tapis de bombes.

« Green Wood » en apporte la preuve. Ce très beau thème de Flaten, sorte de lamento, chant lent et triste ponctué par un ostinato de deux notes de basse, est comme en lévitation sur le flux léger, rapide comme l’eau vive, et magnifiquement polyrythmique que fait couler Rosaly. Un violon orientalisant s’y entrelace avec l’unisson plaintif du sax et de la guitare : magnifique ! Ce thème apparaissait pour la première fois dans le superbe Nuclear Assembly Hall publié par Okka Disk en 2004 et qui réunissait les groupes Atomic et School Days. Très belle version aussi que celle de 2004, avec de magnifiques textures permises par l’appoint du vibraphone, l’emploi d’une clarinette doublant le sax. Cette version était conclue par un sombre et lent solo du compositeur, alors que la version de 2007 surprend son monde par un épisode free où brille le sax de Dave Rempis, sur fond de distortions de guitare et de section rythmique mécanique. L’exubérance free est portée à son comble par la volubilité d’un sax contagieux qui déclenche un groove au milieu duquel le registre grave de la guitare réitère inlassablement des notes d’où émerge à nouveau le thème initial - exposé cette fois par l’unisson du sax et du violon de manière plus solennelle que déploratoire. On peut dire que nos cinq hommes offrent là un magistral moment de musique, et nous surprennent dans la foulée par un net contraste avec l’introduction sans coupure de « 90/94 » : sur un fond on ne peut plus classique de walking bass ponctuée de cymbale ride, Jeff Parker utilise des effets qui rendent presque méconnaissable le son de sa guitare, produisant des sortes de nappes électriques, plus proches de l’improvisation électro-acoustique que du rock, au début, puis se muant en réminiscence du jazz-fusion des McLaughlin et Ponty, quand le violon s’en mêle… avec une différence : cette musique sonne très moderne !

Avec la quatrième plage, « Audrey », dédiée à sa fiancée dénommée Trea Fotizdis, le climat au début est aussi à la retenue, à l’humeur rêveuse, à la recherche calme des couleurs. On se dit que le choix des musiciens est peut-être justement dû à leurs belles palettes - voir celle du batteur, dont le flux pressant, non mesuré, soutient la lente et simple mélodie des autres musiciens. Ce chant suit son cours ample tandis que la batterie devient de plus en plus torrentielle, éclatée, créant un contraste saisissant. On imagine qu’est ainsi dépeint le contraste entre la vie trépidante du musicien et le refuge calme et doux que lui offre sa compagne. Les musiques lentes ne sont pas les plus faciles à réussir. Chacun sait qu’il est tentant et somme toute aisé de connaître le succès avec la vitesse et la puissance, qualités souvent associées à ce bassiste et à son compagnon Paal Nilssen-Love. Ce quintet et ce disque ne seraient-ils pas l’occasion pour Ingebrigt Håker Flaten de montrer que son registre, ses qualités expressives, sont beaucoup plus étendues que celles qu’on lui prête d’ordinaire ?

Une autre femme est dédicataire de la cinquième plage, « Ceremony » : la mère du leader. Ce titre commence aussi dans une retenue empreinte de nostalgie, avec un procédé de contraste identique entre une batterie suractive et un chant tranquille. Mais on devine que cette maman devait être du genre dynamique : une fois de plus, Rempis lance un épisode bariolé comprenant même un bref passage d’incertitude free. La pièce se conclut par ce qui en est visiblement le thème, puisqu’il s’agit d’une sorte de musique pour cérémonie exposée par sax et violon ; ceux-cii laissent à l’auditeur un souvenir jovial et festif de Mme Åse Flaten.

Pour faire bonne mesure, « Prayer » est dédié à un certain… Ingvald Flaten. On aura deviné qu’il s’agit du papa. Dans ce grand crescendo/decrescendo au long duquel est réitéré le thème de la prière - qui n’est pas sans rappeler « Green Wood » -, dans ce thème lent et solennel, on sent que la figure paternelle inspire de la crainte et du sérieux ; bref les choses sont en ordre. Ce morceau est introduit par la basse à découvert, ce qui permet de mieux cerner le son de ce musicien, visiblement puissant, net, rond, juste, le genre de moteur puissant et huilé qui est capable de vous emmener très loin et très vite.

George Russell serait-il le « père » en composition et Bjornar Andresen le « père » en contrebasse de notre leader ? Toujours est-il que le disque se conclut par « George », pièce dédiée à ces deux musiciens. Russell ayant toujours manifesté pour la recherche et la modernité une passion sans égale, on n’est pas surpris de voir surgir les samples des bassiste et batteur. On ne s’étonne pas davantage de passer par une phase d’improvisation libre introduite par un violon imprévisible, brève plage de calme entre deux épisodes presque lourds portés par l’énorme baryton de Rempis. C’est une surprise, en revanche, que de voir émerger de ce tumulte un solo de guitare quasi rock auquel le batteur propose instantanément un soutien aussi puissant que binaire. En un peu plus de cinq minutes, on visite des contrées très variées, habituellement étrangères. On le devine : si on accueille ces éléments hétérogènes avec naturel c’est largement grâce à la science du compositeur et arrangeur, et à une section rythmique décidément formidable, tant dans le rock binaire que dans les explorations polyrytmiques et impaires dont le disque est parsemé.

Ouf ! Sacré voyage que nous venons de faire là. Un disque de plus d’une heure dix, qu’on ne voit pas passer et qu’on peut offrir de nombreuses fois à son lecteur CD sans crainte de le lasser. Disque très représentatif de ce que la modernité en jazz a de plus intéressant : de la musique instrumentale largement improvisée, intégrant une large variété d’influences, de styles, de procédés et d’effets, par de jeunes quadras issus du rock, connaissant l’histoire du jazz, passés par la rude discipline du free, et qui atteignent leur maturité créative quand ils réalisent enfin la synthèse de toutes les musiques par lesquelles ils sont passés.

Il se pourrait que ce musicien prometteur ait trouvé à Chicago le terreau où vont pousser de très belles œuvres. On pourra déjà jouir longuement de ce disque qui donnera envie de réécouter les musiques cousines citées en introduction, mais aussi, pourquoi pas, des musiques qui - pour être sans basse, comme le bel U.L.M. des compères François Corneloup, Marc Ducret et Martin France, ou le Diminutive Mysteries de Tim Berne - n’en sont pas moins, pour l’oreille imaginative, proches dans l’esprit et les climats.

par Laurent Poiget // Publié le 29 mai 2008

[1On l’a vu à Vienne en 2002 et à Banlieues Bleues en 2005.

[2On connaît les déclarations provocatrices de ce dernier, faites aux journalistes américains, selon lesquelles aucun disque de jazz intéressant n’a vu le jour au cours des vingt dernières années du XXè siècle, d’où le besoin d’une « nouvelle conception du jazz ».

[3The Thing, qui a joué aussi bien avec un grand du free comme Joe McPhee qu’avec des groupes de rock, tente une synthèse du punk et du free, si on peut ainsi résumer un OVNI musical qui sait aussi rendre hommage aux grands du jazz tels que Don Cherry. Dans ce groupe, Gustafsson pousse encore plus loin les cris et hurlements, l’enseignement des ténors écorchés d’Ayler à Brötzmann.

[4les deux groupes ont du reste joué ensemble et enregistré en 2004 un live au Green Mill de Chicago

[5entendu avec Jeff Parker sur le très recommandé The Chicago Project de l’altiste Matana Roberts (Central Control – 2008), où joue également la légende du sax chicagoan, Fred Anderson.

[6Les passionnés de l’archet gagneront à se procurer Night Driver, disque gravé en trio par notre violoniste et publié en 2006 par Jazzland

[7et non « Hammer »…

[8On est toutefois surpris de voir Nilssen-Love sur scène : on imaginait une dépense physique énorme, et son jeu est fait de relâchement et d’économie