Chronique

John Coltrane

Both Directions At Once : The Lost Album

John Coltrane (ts, ss), McCoy Tyner (p), Jimmy Garrison (b), Elvin Jones (dms).

Label / Distribution : Impulse !

On passera rapidement sur les questions que pose l’exhumation d’une session inédite du quartet de John Coltrane, 55 ans après son enregistrement et son... évanouissement dans la nature. Le saxophoniste aurait-il souhaité sa parution en disque ? L’avait-il vraiment oubliée ? Et dans l’affirmative, aurait-il été d’accord avec les choix effectués par ceux qui la partagent aujourd’hui ? On évitera aussi de s’interroger sur le bien fondé du plan marketing associé à la parution de Both Directions At Once : The Lost Album sur le label Impulse, en CD et vinyle, simple et double. Parce que ce « nouveau disque », quelle qu’en soit la genèse, est un moment de musique exceptionnel qui s’inscrit dans une période durant laquelle Coltrane a peu enregistré en studio. C’est le prix de la rareté.

6 mars 1963. Le quartet classique, composé de McCoy Tyner au piano, Jimmy Garrison à la contrebasse et Elvin Jones à la batterie, est dans le studio d’Englewood Cliffs, chez Rudy Van Gelder. Nous sommes à la veille d’un autre enregistrement, celui d’un album de ballades avec le chanteur Johnny Hartmann. Coltrane, devenu pleinement leader depuis deux ans, est à la croisée des chemins, il veille encore amoureusement sur un bop mélodique et fougueux, tout en scrutant l’horizon d’une quête effrénée dont le mysticisme et le cri, et la disparition de la plupart des repères rythmiques et harmoniques, ne cesseront de s’affirmer jusqu’à sa mort en 1967. Tel est le sens du titre donné au disque : deux directions à la fois.

Le quartet met sept compositions à son menu du jour, en les déclinant au besoin en différentes prises. On découvre trois inédits, dont un long et déchirant « Slow Blues » et deux autres dépourvus de titre qu’on ne connaît que sous leur numéro de matrice (11383 et 11386). Avec leur thème joyeux joué au soprano, ils auraient pu figurer au rang de hits dans le répertoire du saxophoniste. Deux reprises sont également au programme, celles de mélodies trottant dans la tête de Coltrane depuis de longues années, « Nature Boy » et « Vilia », tiré de La Veuve Joyeuse de Franz Lehár, dont une des prises figurait déjà sur la réédition de Live At Birdland en 1996. Et pour finir deux compositions : « Impressions » qui verra le jour quelques mois plus tard dans une version live, ainsi que « One Up One Down », connu ultérieurement à la faveur d’un enregistrement de 1965 au Half Note, publié en 2005 seulement.

Le premier disque se compose d’une version de chacune de ces sept compositions, le second de versions alternatives, dont trois de « Impressions » et une de « Vilia » au saxophone soprano, qui contraste avec la première jouée au ténor. On va de surprise en surprise, en découvrant par exemple des interprétations nerveuses en trio, sans piano : celle de « Nature Boy » ou d’une des versions de « Impressions ». Mais avant toute chose, bien au-delà d’un passage en revue de deux fois 45 minutes de musique, c’est un sentiment mêlé de plénitude et de lyrisme qui nous gagne à l’écoute d’une session au cœur de laquelle on entre sur la pointe des pieds. Parce que ces quatre-là furent et demeurent des magiciens et qu’il est hors de question de les déranger. Coltrane virevolte au soprano, enrage au ténor, ses compagnons explosent et scintillent. Le quartet est en plein épanouissement, celui de sa force encore tranquille.

Souvenons-nous de ce que disait Alice Coltrane : « Quand j’ai découvert John Coltrane, j’ai entendu une autre voix derrière sa musique ». C’est bien cette voix, à nulle autre pareille, qui est à l’œuvre sur Both Directions At Once. Brûlante et actuelle, unique. Les exégètes du saxophoniste feront des bonds de joie à l’écoute de cette pépite inespérée et ils auront bien raison. Quant aux autres, qu’ils n’hésitent pas à prêter une oreille attentive à ce nouveau témoignage du talent sans égal d’un des musiciens majeurs du XXe siècle. Ils comprendront vite que le saxophoniste était au-delà.