Scènes

Jours de jazz à Leipzig

Un festival de jazz à Leipzig, deux raisons d’y aller !


L’Allemagne d’aujourd’hui est fédérale et la Saxe est un des Länder qui la composent, en allemand Freistaat Sachsen. Et, alors que Dresde en est la capitale, Leipzig est sa plus grande ville. Et depuis 46 ans, le festival Jazztage, né en RDA, continue d’offrir une semaine très dense de jazz à une population déjà très gâtée en matière de musique.

L’opéra de Leipzig © Leipzig Tourismus und Marketing GmbH

Leipzig, c’est la ville de Bach, comme Salzburg est celle de Mozart. Mais de la même façon, c’est bien plus et autre chose. Leipzig, c’est aussi la ville de Mendelssohn, de Schumann, de Wagner. C’est aussi la ville qui vit enfler la révolution pacifiste de 89 aux cris de « Wir sind das Volk ».
Leipzig offre tous les avantages d’une ville touristique, avec de nombreux monuments et immeubles remarquables, une histoire très ancienne, une vie moderne très active et de nombreux quartiers encore populaires et hors de portée de la gentrification européenne, qui font penser à Berlin au début des années 90, mais avec un vrai réseau de pistes cyclables.
Pour s’y rendre depuis Berlin, le train est rapide et direct et il y a aussi une liaison en avion directe entre les aéroports de Paris-Orly et Leipzig.

Invité par le festival et l’office de tourisme de Leipzig, j’ai pu assister à de très beaux concerts et visiter une ville attractive et bien mise en valeur.
Tout commence, le premier soir, à l’opéra de Leipzig. Le bâtiment a été reconstruit en 1960 et brille au soleil couchant de cette fin de soirée. La salle boisée est pleine pour y entendre le solo du pianiste sud-africain, mais résident munichois, Abdullah Ibrahim. La star de 88 ans joue sur le bord de scène, en acoustique, à la mode classique.

Abdullah Ibrahim © Lukas Diller

Il fait partie de la première génération programmée dans le festival qui prend comme slogan « Talkin’bout my generation », tiré d’une chanson du groupe The Who. La programmation présente des musicien.ne.s âgé.e.s de 20 à 88 ans, comme une preuve de la résilience de ces musiques improvisées.
La prestation du pianiste consiste en la répétition de motifs mélodiques qu’il pioche dans une partition, certains semblant mourir en route, d’autres s’évaporer avant de toucher le sol. On sent une certaine lassitude dans le jeu, même si la mémoire musculaire permet de belles envolées et de beaux accords, malgré une narration décousue. Le temps de changer de plateau et de public et la salle de l’opéra se remplit un peu moins pour le concert de la saxophoniste britannique Nubya Garcia en quartet. Le contraste ne joue pas en sa faveur et sa musique amplifiée, forte et binaire (ça démarre avec une longue plage style dub) où les effets électroniques et de réverbération au sax et ailleurs noient le poisson et donnent en permanence une impression de déjà-vu .

Werk 2 / Leipzig © Lukas Diller

Il faut quitter le centre-ville historique et piéton pour se rendre dans le sud de la ville, dans le quartier de Connewitzer Kreuz, pour rejoindre le complexe artistique Werk 2. C’est un ancien bâtiment industriel qui abrite restaurants, magasins, cinéma et salles de concert. La brique et le métal sont omniprésents. Là, dans la salle sans chaises, en mode club, le groupe TAU5 va transporter le public dans un trip hallucinant. Les sons semblent sortir tout droit d’un orchestre imaginé par George Lucas, les basses surpuissantes font vibrer la bière dans mon verre. Une certaine transe s’inscrit dans les corps mouvants, les rythmes marquant les ondulations tandis que les claviers enrobent le tout. Au sax ténor, Philip Gropper sue, concentré sur ses chorus stellaires.

Philipp Gropper / TAU5 © Lukas Diller

Dehors, le public prend le frais avant le dernier concert, celui du bidouilleur d’électronique Moritz von Oswald. Puis un bus de nuit bondé ramène tout le monde vers le centre. En quelques heures, le festival vous fait passer d’un opéra rutilant à un club de bric et de broc, d’un public endimanché à une foule jeune, mixte et plutôt déconstruite. Ça promet !
Le lendemain après-midi, après avoir passé la matinée à visiter les fameux passages, le très moderne musée d’art moderne et quelques lieux célèbres comme l’église Saint-Thomas et le tombeau de Bach, direction l’ouest de la ville et la sympathique Kolonnadenstraße où se trouve un local communautaire, galerie, café, librairie… où joue le Trio Amore. Une contrebasse, une batterie et une guitare devant un auditoire serré d’une trentaine de personnes et quelques autres sur le trottoir. Les portes ouvertes permettant d’entendre, on peut écouter ces jeunes musiciens reprendre avec humour les plus grandes chansons d’amour « Only You », « Love Me Tender », etc. Dans un style nonchalant et très retenu, pas évident, ils me font penser au steel-guitariste Ómar Guðjónsson.

Joe Sachse et Nils Wogram © Susann Jehnichen

Le festival Leipziger Jazztage a une belle offre de concerts mais ils sont programmés dans l’espace et le temps de telle sorte que l’on peut aller de l’un à l’autre sans courir ni en rater la moitié. On redescend (les tramways sont très efficaces) vers le sud pour l’église Paul-Gerhardt, une nef simple pleine de bancs numérotés, pour assister à un duo étonnant, une histoire de génération encore. Il s’agit du tromboniste Nils Wogram et du guitariste Joe Sachse. L’esprit du blues, musique du diable, emplit le lieu de culte. La guitare, très métallique, se lie aux rondeurs du trombone. C’est une réminiscence du bayou neo-orléanais qui se frotte aux interventions bruitistes du tromboniste. En plus d’être beau, c’est captivant. Un long solo du guitariste, le pied battant mesure, vient rythmer le concert. Les accords et arpèges à la guitare oscillent entre blues urbain et folk songs.
Combien de festivals peuvent réunir 200 personnes un dimanche après-midi dans une église excentrée pour un concert payant de trombone-guitare improvisé ?

Cap à l’est de la ville, un quartier très populaire et multi-culturel, Neuschönefeld où se trouve le Ost-Passage-Theater, un ancien cinéma reconverti en salle de concert, en bordure d’un grand parc et à l’étage d’un supermarché Aldi. C’est étonnant et plutôt typique.

Paul Lytton / The Punk and the Gaffers © Lukas Diller

C’est cette salle au plafond voûté en arc qui accueille le duo du contrebassiste Reza Askari et de l’auteure Tanasgol Sabbagh. Il s’agit d’une épopée en allemand, anglais et persan sur l’histoire des origines iraniennes des deux musicien.ne.s, en voix parlée, contrebasse et bandes sonores. Le propos m’échappe un peu mais la prestation est saluée par le public. Puis en seconde partie, c’est le trio The Punk and the Gaffer (déjà entendu à Meteo) qui termine la soirée : Kalle Moberg à l’accordéon, Philipp Wachsmann au violon et Paul Lytton à la batterie. Bien entendu, leur musique aventureuse et sans concession ne fait pas l’unanimité et le public s’égrène vers la sortie. Aussi, le trio sera bien applaudi par celleux qui restent. Le trio a maintenant de la bouteille et l’on entend une réelle harmonie, une réactivité aux propositions – parfois assez extrêmes en termes de timbre – et l’humour qui va avec. Ce genre de musique qui explore les zones d’inconfort de l’audible n’a que faire de l’indifférence.
La pluie tombe sur Leipzig nocturne, la journée s’achève.

Le lendemain, au même endroit, un autre Kalle présente son duo Lampen. Il s’agit des Finlandais Kalle Kalima (g) et Tatu Rönkkö (d). Le duo a récemment sorti un disque chez We Jazz, aussi la musique est-elle fluide et facile. La soirée est d’ailleurs consacrée à la guitare électrique, car ensuite c’est Abacaxi avec Julien Desprez qui prend le relais. Pour l’instant, les compositions plutôt rock s’enchaînent avec un gros son de guitare et des frappes sèches à la batterie, du rolling très vif. Les partitions sont sur les pupitres et parfois on entre dans une sorte de tunnel de transe qui fait penser à Godspeed You ! Black Emperor, mais à deux ! Les lumières et la vibrance crépitante du trio Abacaxi vont réveiller tout ça en seconde partie.

Moses Yoofee © Lukas Diller

Retour à la salle de brique Werk 2 pour un autre double plateau contrasté. Dans un premier temps, Tremendous Aron résident de Leipzig, batteur et agitateur jazz/hip-hop présente un quintet très groove, qui passe les standards du jazz à la sauce funk avec un sax alto qui évoque Fausto Papetti. La salle est bien remplie quand arrive le trio très attendu du Berlinois Moses Yoofee. Le pianiste est aux claviers, Roman Klobe à la guitare/basse et Noah Fürbringer à la batterie. Tout de suite on est submergé par un gros son de drum’n’bass, teinté de beaucoup de blues, qui fait mouche sur le public dansant. La rythmique très berlinoise et les lumières rendent ce concert très efficace et roboratif, comme les Headhunters sous speed. Encore un mélange à suivre.

Le trajet très court jusqu’au centre culturel alternatif Die Nato ne permet pas de redescendre tout de suite et le contraste avec les deux derniers concerts est saisissant. Die Nato est une salle qui présente des concerts, des films, du théâtre et qui fait bar. Un bel endroit situé sur KarLi, la grande artère branchée qui part de l’hyper-centre et file vers le sud. On y découvre les lauréats du prix BMW Jeunes Talents Jazz, soit deux groupes munichois.
Le contrebassiste, leader (mais aussi multi-instrumentiste) Nils Kugelmann présente, du haut de ses 26 ans, un trio composé de Luca Zambito au piano et Sebastian Wolfgruber à la batterie. Les trois musiciens sont amis depuis des années, sur et hors la scène et cette cohésion s’entend dans leurs interactions. Ce power trio n’est pas dirigé par le pianiste et la musique s’en trouve changée, la pulsation est plus rebondie et les compositions plus verticales. Cette révélation bavaroise - et une découverte pour moi - est à suivre sérieusement. L’autre lauréat est le quintet du saxophoniste Moritz Stahl. Cinq garçons concentrés sur leurs partitions jouent une musique fournie, pleine de notes, moderne certes, mais convenue. Il y a moins de folie dans l’air.

Maria Reich aux Altes Stadtbad Leipzig © Susann Jehnichen

Il est temps de quitter Leipzig et son festival de jazz. Le Jazzclub de Leipzig qui l’organise est une structure qui n’a pas de lieu propre et qui organise cette semaine de festival tous les ans. L’équipe est jeune, féminine et très ouverte en termes de programmation. Le festival a tous les avantages d’un évènement prescripteur qui permet autant la découverte de nouvelles musiques que du territoire. La ville de Leipzig est grande et possède de nombreux endroits où se joue la musique de toutes sortes : comme le fameux Moritzbastei - un vieux bastion de fortification du XVIe rénové par des étudiants dans les années 80, dont faisait partie Angela Merkel, dit la légende - lieu de restaurants, bars et salle de concert, ou le Ut Connewitz dont la salle a des allures de temple gréco-romain, ou encore les magnifiques et byzantins Altes Stadtbad, les anciens bains publics, etc.

La programmation d’une cinquantaine de concerts fait la part belle aux groupes allemands mais dans une raisonnable proportion et surtout avec un large éventail stylistique. L’État, la ville et les dispositifs fédéraux pour la culture soutiennent le festival tandis que les gros mécènes sont la bière Ur-krostitzer et les voitures BMW. Le 46e Leipziger Jazztage a tenu toutes les promesses d’un festival d’importance où la musique prime et où les risques sont assumés.