
Les 20 ans du Marly Jazz Festival
Retour sur l’édition 2024 du Marly Jazz Festival, du 16 au 19 mai.
Mark Priore Trio © Jacky Joannès
Dans la grisaille d’une météo capricieuse et particulièrement humide – bien des communes mosellanes environnantes étant victimes d’inondations – le Marly Jazz Festival s’est efforcé, en particulier par la volonté de son directeur artistique (et créateur) Patrice Winzenrieth, de laisser le soleil se frayer un petit chemin bienvenu. Évocation de quatre soirées qui auront été l’occasion de fêter les 20 ans d’un rendez-vous toujours attachant et de huit moments de musique aux ambiances variées.
Rien n’est jamais acquis. Concevoir un festival, même de courte durée, n’est pas une mince affaire. Passons sur les questions d’organisation, la mobilisation des soutiens et des partenaires, les tracas de dernière minute, sans oublier le rôle crucial des nombreux bénévoles sans qui le bon déroulement de quatre soirées consécutives au service de la musique et d’un public comptant un noyau de fidèles serait impossible, et gardons en mémoire ce qui nous semble être le but si recherché : la vibration. Patrice Winzenrieth, créateur et directeur du festival sait mieux que quiconque à quel point son travail annuel est celui d’un équilibriste. C’est la question cruciale du partage entre ses propres passions, la contrainte économique et le souhait d’élargir autant que possible un public lui-même soumis aux vicissitudes du quotidien, et qu’il n’est pas toujours aisé de déplacer jusqu’à la salle du NEC. Mais tout de même : avoir 20 ans, ce n’est pas rien et c’est d’ores et déjà une longue histoire qui a réussi à s’écrire du côté de Marly, commune voisine de Metz. Le directeur en a d’ailleurs consigné les principaux souvenirs photographiques dans un livre qu’on feuillette comme un album de famille.
Car des grands noms, on peut dire qu’il y en aura eu : Omar Sosa, Yaron Herman, Renaud García-Fons, Avishai Cohen, Stefano Di Battista, Ambrose Akinmusire, Aldo Romano, Kenny Garrett, Gary Peacock, John Scofield, Stanley Clarke, Andy Emler, Henri Texier, Didier Lockwood, Trilok Gurtu, Giovanni Mirabassi, Black Lives… la liste est longue et très belle ! Sans oublier un soutien sans faille aux musiciens de la scène de la région lorraine. Mais 20 ans, c’est peu et beaucoup à la fois, le monde a bien changé, plus inquiet et plus frileux sans doute, moins enclin à l’aventure. Il faut sans doute pour l’instant se résigner et oublier les dispendieuses têtes d’affiche venues d’Outre-Atlantique, malgré les rêves qui, eux, ne s’évanouissent pas. Et continuer à composer un menu varié, guidé par une exigence de qualité et de diversité.
- Sarāb © Jacky Joannès
Alors, dans ces conditions, qu’en est-il du cru 2024, avec un programme qui affichait huit concerts (deux par soirée, donc) : Mark Priore Trio, Henri Texier Sextet, Sarāb, Harold López-Nussa, Iguazu, Agathe Iracema 4tet, Lisa Spada, Delvon Lamarr Organ Trio ? Disons-le sans plus attendre, il y aura eu de très beaux moments et d’autres plus oubliables. Quoi de plus normal, après tout ?
Et c’est sans doute Sarāb, emmené par la chanteuse franco-syrienne Climène Zarkan associée au trépidant guitariste Baptiste Ferrandis, qui aura suscité la plus forte émotion lors de la deuxième soirée. Voilà un groupe qui fusionne avec beaucoup d’aplomb, sans doute en raison de la diversité des origines de ses membres, différentes cultures entre Orient et Occident et qui ose s’aventurer vers des territoires mixant un rock très incisif, presque brutal parfois, avec une musique nourrie de jazz dans laquelle on savoure les interventions de l’excellent Robinson Khoury au trombone et de Thibault Gomez aux claviers. Toutes qualités qu’on avait pu apprécier en écoutant le premier album du groupe, Arwāḥ Ḥurra. Le public, qui ne s’attendait d’ailleurs peut-être pas à une telle explosion, ne s’y est pas trompé.
- Mark Priore © Jacky Joannès
Dans un registre totalement différent (cette variété des styles est assez typique du Marly Jazz Festival), beaucoup plus intimiste et nourri par ailleurs de quelques références littéraires mais aussi d’influences classiques, le jeune pianiste Mark Priore, adoubé par Giovanni Mirabassi, n’a pas manqué de confirmer l’élégance du trio qu’il forme avec Juan Villarroel (contrebasse) et le fougueux Élie Martin-Charrière (batterie). Son concert, qui présentait le répertoire de l’album Initio, fut une magnifique entrée en matière pour le festival et sans doute l’un des moments les plus brillants. Mark Priore cédant la place ce soir-là à celui que beaucoup attendaient : Henri Texier et son An Indian’s Life. À 79 ans, le contrebassiste, qui s’avance comme une légende du jazz européen, continue de faire entendre sa voix et sa parole engagée, ici pour défendre la cause des Amérindiens. On note un absent majeur dans sa formation devenue sextet : le guitariste Manu Codjia, indisponible. Qu’importe, presque de façon rituelle, la parole ne va pas cesser de circuler entre les musiciens après l’exposition de chacun des thèmes issus du disque publié l’an passé. Et c’est un mouvement tourbillonnant, libérant des paroles individuelles toujours pleines d’intensité, auquel se sont livrés Sylvain Rifflet, Sébastien Texier, Carlo Nardozza et Gautier Garrigue. Surprise : les interventions parlées d’Himiko Paganotti qui, en plus de son propre chant, a fait entendre des textes signés Jacques Prévert (une performance qu’elle avait déjà accomplie il y a quelques années avec Henri Texier). La musique du contrebassiste est un chant, dont la dimension collective nous rappelle la force du jazz et les combats qui la sous-tendent. Henri Texier ne baisse pas les bras, qu’on se le dise.
- Henri Texier © Jacky Joannès
On soulignera volontiers le plaisir pris en compagnie du pianiste cubain (vivant en France) Harold López-Nussa, dont le quartet aura fait frémir d’un frisson joyeux le public du NEC, grâce notamment aux interventions toujours opportunes de Mayquel Gonzales (trompette) et du « petit frère » Ruy Adrián López-Nussa (batterie). Rien de révolutionnaire dans cette prestation, certes, mais un beau bouquet d’instants festifs et bienvenus en ces jours de grisaille. De même, lors de la soirée de clôture, le concert de Lisa Spada en hommage à Aretha Franklin restera comme un temps de musique gorgé d’une belle énergie, servi par une chanteuse habitée par un répertoire remontant au milieu des années 60. « Respect », comme disait celle qu’on allait vite surnommer « The Queen of Soul » ! Il faut enfin saluer la prestation très sensible, intimiste, du duo Iguazu composé de la chanteuse colombienne María Tejada et de son compagnon guitariste Donald Régnier. Avec eux, c’est une émotion chargée de tendresse qui a traversé la salle durant une heure.
On ne gardera qu’un souvenir très lointain de la prestation d’Agathe Iracema en quartet, tant la chanteuse franco-brésilienne a semblé comme absente durant un concert au rythme indolent. Elle était pourtant fort bien entourée de Leonardo Montana, Christophe Wallemme et Karl Jannuska… Plus incongrue fut, quant à elle, la prestation du Delvon Lamarr Organ Trio : l’Américain s’avance sur scène pour délivrer un « show » sur mesure aux couleurs d’un répertoire post-psychédélique, un peu funk, un peu soul, estampillé « feel good music ». Maniant volontiers l’humour lors de l’annonce des titres – comme lorsqu’il nomme Jon Foo Sheo, son guitariste, « John Lemon » parce qu’il est le quasi sosie de John Lennon barbu… mais en blond – et vite débordé par un batteur au look juvénile (Sam Groveman) qui s’avèrera épuisant au bout de quelques minutes en raison d’un jeu envahissant et, de fait, prodigieusement ennuyeux, Delvon Lamarr « fait le job », sans plus, sans toutefois se départir d’un grand sourire tendance marketing. Mention spéciale à son épouse (qui manage le groupe avec autorité) très pressée de faire sortir elle-même les musiciens de scène après un rappel expédié. Direction le stand du merchandising pour vendre quelques vinyles et retour en chambre !
Ces quelques réserves n’auront toutefois pas entamé le plaisir de l’édition 2024 du Marly Jazz Festival. Ce rendez-vous printanier, adossé au long du week-end de la Pentecôte, est un temps de musique dans lequel on se sent toujours bien, où l’on est accueilli avec beaucoup de chaleur par un maître des lieux qui continue de faire vivre sa passion avec humanité et un désir non feint de proximité. Mark Priore, Sarāb ou Henri Texier, pour ne citer qu’eux, ne vous diront certainement pas le contraire.