Scènes

Mathias Lévy accroche l’oreille du Grappelli

UniVers novateur et sensible sur un instrument chargé d’histoire à l’Amphithéâtre de la Cité de la Musique à Paris.


Mathias Lévy « Unis Vers » - Alice Leclercq

Le temps du concert, le Musée de la musique confie à Mathias Lévy une pièce de sa collection : le « Grappelli », le violon conçu en 1924 par le luthier lillois Pierre Hel.
Avant le concert, une rencontre entre Jean-Philippe Échard, conservateur au Musée de la musique, et Mathias Lévy, était animée par Arnaud Merlin, le 17 décembre 2019.

Jean-Philippe Echard - Alice Leclercq

Arnaud Merlin : Dans les années 1980, Stéphane Grappelli jouait le Guadagnini. Il avait arrêté de jouer le Hel, conçu sur un modèle d’inspiration Guarneri…

Jean-Philippe Échard : … le prestige des instruments anciens italiens de la fin du 18e siècle ! Le Hel est un objet de mémoire, c’est en effet le violon de la première période Grappelli, avant qu’il ait les moyens d’acquérir le Guadagnini. Le fait qu’un artiste de cette aura ait fait le don de son instrument [en 1995] à l’Etat français, au Musée, est extrêmement rare, quasi unique au 20e siècle, alors que c’était davantage compris dans la société du 19e siècle. Ce violon crée pour nous une image mentale qui est une forme de patrimonialisation.

Mathias Lévy : Le Hel a beaucoup de caractère, il est très coloré, facile à jouer. Il a quelque chose de medium dans le son, quelque chose de presque poilu qui accroche l’oreille. Pour autant le fait de jouer l’instrument ne me fait pas sonner comme Grappelli, mais toujours comme « moi qui joue sur le violon de Grappelli ». 90% du son, c’est l’homme.

Arnaud Merlin : Mathias, dans votre précédent album Revisiting Grappelli, enregistré ici, vous cherchiez l’expressivité violonistique classique que l’on retrouve en allant aux sources de Grappelli.

Mathias Lévy : Mon désir artistique était de repartir de ce terreau-là et de réarranger des compositions de Stéphane Grappelli. On a trouvé un son de groupe. L’étape d’après, avec Unis Vers, c’était pour moi de composer pour le trio.

Arnaud Merlin : On sait que Grappelli donnait par moments ce violon qu’il ne jouait plus - et qui avait appartenu avant lui à Michel Warlop - à Didier Lockwood, Dominique Pifarély, Pierre Blanchard.

Jean-Philippe Échard : Stéphane Grappelli avait initié le côté symbolique d’un don temporaire de son instrument à la jeune génération. Il nous est apparu important après sa mort de perpétuer ce don temporaire, en faveur d’un violoniste qui improvise et qui compose à la fois. Mathias Lévy est le premier à qui nous le confions. L’idée est que l’artiste puisse pratiquer « en résidence », la condition étant en effet que l’instrument ne sorte pas des murs du Musée.

Arnaud Merlin : Cela nous amène à évoquer le paradoxe d’être dans un amphithéâtre Musée et d’y faire de la création, de créer de la musique en s’appuyant sur des œuvres de Musée. Quels sont les projets du Musée de la musique ?

Jean-Philippe Échard : Que des œuvres de Musée soient support de création artistique, c’est rare. On fonctionne à l’échelle internationale sous la forme d’un consortium des musées de la musique et on réfléchit à la problématique : comment être gardien dans le but de préserver un objet rarissime et comment tout de même préserver son usage, car il s‘agit d’instruments de musique et non pas d’objets. C’est un paradoxe constant.

  1. Nous organisons 10 à 15 concerts par an sur des instruments conservés au Musée.
  2. Avec Harmonia Mundi, nous avons créé la collection de disques Stradivari [c’est dans cette collection qu’est sorti l’album Unis Vers de Mathias Lévy].
  3. Enfin, et c’est le plus iconoclaste, en lien avec le label InFiné, nous avons initié l’enregistrement de tout un corpus d’instruments aux sonorités, aux timbres rares qui ont été remixés. L’album s’intitule In Bach [avec le producteur Arandel].
Mathias Lévy - Alice Leclercq

Mathias Lévy, violon, dit le « Grappelli », Pierre Hel, 1924 (collection Musée de la musique) - Sébastien Giniaux, guitares, violoncelle - Jean-Philippe Viret, contrebasse. Invités : Vincent Ségal, violoncelle - Vincent Peirani, accordéon.

Deux morceaux. Il n’aura fallu que deux morceaux, « Unis Vers » et « Kind of Folk », pour que l’on ravale nos larmes à l’écoute de la sonorité de Mathias Lévy, qui joue en trio avec Sébastien Giniaux au violoncelle et guitare et Jean-Philippe Viret à la contrebasse dans l’acoustique parfaite de l’amphithéâtre de la Cité de la musique. Et pourtant on était arrivée super blindée, après plus d’une heure de marche rapide façon machine de guerre dans un Paris en grève de métros.

Mais la sonorité solaire et les harmoniques si lumineuses de Mathias sur ce violon Pierre Hel, nous cueillent d’émotion immédiatement. Comme des gouttes qu’il accrocherait au ciel pour estomper les ecchymoses qui le pavent. Alors certes, on est personnellement archi-sensible au violon depuis la petite enfance, mais pas à n’importe quelle sonorité, pas celle des violonistes qui jouent comme des saxophonistes. A celle des violonistes, tels que Mathias, qui ont le pouvoir de faire se tenir tranquille, pour un moment, notre part de noirceur, et de nous élever vers la grâce.

Les compositions de jazz de chambre écrites par Mathias - ainsi que « Soleil dans les feuilles d’un arbre » composé par Sébastien Giniaux et « Home de l’être » composé par Jean-Philippe Viret - forment un répertoire immensément poétique.

Le jeu du trio rejoint par Vincent Ségal sur scène va encore plus loin bien sûr que dans l’enregistrement. Sur « Ginti Tihai » en particulier, le quatuor de cordes offre une conclusion tout en pizzicati sur lesquels ils marient leurs vibratos. Le solo de Vincent Peirani ajoute encore à l’émotion du morceau peut-être le plus poignant, « Sur le fil ».