Scènes

Südtirol Jazz Festival (Alto Adige), 32è édition (II)

Une deuxième journée marquée par deux trios très « neufs ».


Une deuxième journée marquée par deux trios très « neufs », celui de Sylvain Darrifourcq - Julien Desprez - Kit Downes et le « trio » de Vincent Peirani avec Émile Parisien et Serena Fisseau. Cette dernière a fait la conquête du public de Merano (Meran), et aussi la nôtre !

Il fallait choisir, tirer au sort, jouer l’affaire à pile ou face, que sais-je ? Les aléas des voyages en ont décidé autrement. Le trio Darrifourcq / Desprez / Downes jouait quelque part en montagne, et il fallait s’y rendre dès 16h00 pour un concert prévu à 21h00. Ce serait donc sans moi. En revanche, Guiseppe, un confrère de MusicaJazz, se proposait de nous emmener (avec un autre collègue déjà cité, Vincenzo) à Merano, où dans une belle et vaste maison privée avec jardin attenant, devait se produire le « trio » tout neuf également, formé par Vincent Peirani, Émile Parisien et la chanteuse Serena Fisseau. Nous ne savions pas que nous avions rendez-vous avec un talent bien caché jusqu’ici.

En attendant, passage au club de l’hôtel Laurin, où sont logés la plupart des musiciens dans des conditions exceptionnelles, et petit clin d’œil à Five 38 qui venait de terminer sa balance sur une sorte de scène nautique, en tous cas surplombant une piscine. De quoi donner des idées à Rafaëlle et à Fanny, genre jouer en bikini et finir par un grand plouf sonore. Au passage, elles me donnent une belle photo. Près de là, Emilia Anastazja (voc, g) et Eliyah Reichen (el-p) animent un apéritif sélect, et contre toute attente il y a beaucoup de fraîcheur dans la voix de la chanteuse et guitariste ; son compagnon joue du Fender avec engagement et brio, et ils interprètent leurs propres compositions : tout sauf un groupe programmé là pour remplir une case. Je m’en enquiers auprès de Klaus Widmann, directeur artistique du festival. Il me confirme qu’il a trouvé ce duo sur Youtube, qu’il l’a choisi pour ses qualités d’invention, qu’il pense que ces musiciens ont un avenir, ensemble ou séparément.

Médecin, Klaus est ici bénévole. Et si toute la structure est professionnelle, la direction artistique est bien celle d’un « amateur » de jazz, de musique, d’art et de culture. Evidemment, cela ne me laisse pas indifférent, et j’y vais de mon couplet sur la question, non sans préciser (sinon je m’attire des reproches justifiés) que ce n’est pas le fait d’être rétribué ou non qui qualifie un travail à mes yeux, mais d’être assuré par une personne qui fasse passer ses choix artistiques avant tout et ne s’en laisse pas compter par les politiques, ou plus généralement par les divers participants. Une question délicate, je sais, d’autant que les politiques, ayant compris qu’ils n’avaient plus aucun pouvoir sur le réel (de la finance), se rabattent sur la « culture », reléguée au rang de moyen de communication. Et c’est là que se croisent les destins, entre ceux qui résistent et les autres. Les festivals que je connais, le plus souvent, font partie de la première catégorie. Mais j’en connais d’autres, ou d’autres opérateurs à la tête de structures importantes, qui n’ont pas la même exigence. Je n’y reviendrai plus. Ici, on respire, et on écoute de la musique pour elle-même. Et on sait de quoi on parle.

En roulant vers Merano (Meran), nous évoquons le cas, pas si rare, de grands musiciens ayant propulsé sur la scène des amies et des compagnes dont le talent était rien moins qu’évident. Une certaine inquiétude me gagne : que vient faire cette Serena dans un duo dont je connais les rouages, et surtout les immenses qualités ? La réponse viendra après un « Egyptian Fantasy » presque plus tendre que sur le disque, un « Temptation Rag » diaboliquement construit, déconstruit et reconstruit, une valse dont je n’ai plus le nom, un « Schubertauster » qui s’impose ici et qui impose la manière qu’a Vincent d’enrouler une improvisation sur elle-même, à la fois lyrique et dramatique, un « Song Of Medina » qui ramène à Bechet. Au retour, mes confrères et nouveaux amis me confieront que Sidney Bechet est à peu près inconnu en Italie et que son succès (relatif) en France est sans doute dû à son séjour chez nous, en fin de carrière. A quoi je répondrai que les Italiens ont tort, et que Bechet, avant ses disques avec Luter ou Reweliotty, fut un des grands fondateurs de l’histoire. Mais voici Serena.

V. Peirani et E. Parisien, Photo Ph. Méziat

Elle commence avec une chanson d’Abbey Lincoln, « Throw It Away », de quoi me prendre par les sentiments, et une certaine nostalgie. La voix est droite, claire, juste, le ton assuré, la chanson d’Abbey est restituée dans sa grandeur. C’est bien. Puis Jimi Hendrix, « Castle Made Of Sand », en duo avec Peirani, parfois presque a capella ; le timbre est magnifique, le rythme y est, la tenue en scène est parfaite, c’est encore un superbe choix. Avec la « Luiza » de Tom Jobim, je craque. Cette chanson est évidemment admirable, je ne connais pas de chant d’amour qui enveloppe la femme aimée avec autant de sensualité ; c’est une chanson difficile, Serena Fisseau la prend exactement comme il faut et on est suspendu, en effet, à ces volutes musicales. Et voilà c’est gagné ! Avec deux « songs » indonésiennes (elle est indonésienne par sa mère, son père est français) elle nous entraîne ensuite du côté de l’Asie. La « Valse à Hum » de Minvielle est embarquée pour plusieurs tours, le public est totalement conquis, il en redemande, et comme Émile Parisien est resté tout ce temps pour des contrechants bien posés, les voilà tous les trois ovationnés par un public pris dans le désir de les voir de près et de leur parler.

Je précise que nous sommes en plein coeur d’une région d’Italie qui n’a jamais entendu parler de nos héros… Mais un festival qui, depuis trente-deux ans, parie sur l’innovation, la qualité, bref l’art et non pas le commerce ou la « diffusion » (quel mot horrible), ça laisse des traces, ça forme un public, et ça ouvre les oreilles. Vous voulez lutter contre les idées réactionnaires les plus inquiétantes ? Voilà ce que vous avez à faire, et non de grand discours. Élevez le niveau. Et pour ça, défiez-vous des politiques à courte vue. D’ailleurs, de nos jours en existe-t-il de longues ? Le temps des pirates est passé, qui avisaient leur butin de loin et se frisaient les moustaches à l’idée de piquer aux Anglais l’argent contenu dans les coffres. Et à ces derniers qui disaient : « Vous les Français, vous vous battez pour l’argent, et nous pour l’honneur », Surcouf répondait : « Chacun se bat pour ce qui lui manque ». J’en ai fait ma devise depuis longtemps, et quand je croise des opérateurs culturels bien nantis, et qui voudraient, de surcroît, avoir une reconnaissance symbolique, c’est ma réponse… Et ça les énerve.

A suivre…