Chronique

No Tongues

Les Voies du monde

Matthieu Prual (bcl), Alan Regardin (tp), Ronan Courty (b, objets), Ronan Prual (b)

Label / Distribution : Ormo Records

Lauréat remarqué de Jazz Migration 2019, No Tongues est le genre de projet qui ne peut pas laisser indifférent. Il se passe quelque chose dès que « Fernand » entraîne l’album dans une sensation d’accélération vertigineuse, à la manière d’un coup de zoom qui nous projetterait immédiatement sur le sujet : le grésillement lointain du phonogramme couvert par la clarinette basse de Matthieu Prual qui tient tête à la trompette d’Alan Regardin. La prise de contrôle du chant sans les phonèmes, de la linguistique sans la voix. No Tongues, traduction inutile ; dépourvu de langue, comment voudriez-vous faire ? C’est la gageure de ce quartet à deux contrebasses que de donner aux instruments de musique le langage articulé : à Ronan Prual la modulation, à Ronan Courty la scansion, fort de tous les obstacles qu’il a préparés pour ses cordes, des pinces à linge aux baguettes qui font claquer fort le bois comme des lèvres. Ainsi « La Voix de la mort rugissante », incroyable évocation des chants de gorge où la profondeur de l’archet intime à Prual de chercher les raclements les plus caverneux, associés aux chuintements de la clarinette basse. Il s’en dégage quelque chose d’énigmatique, comme le sont certains rites.

Le matériel des frères Prual, tous deux animateurs de La Caravane à Plumes et proches de musiciens comme Gaspar Claus, est issu d’un disque mythique pour tout ceux qui s’intéressent à l’ethnomusicologie. Les Voix du Monde, une anthologie vocale est une somme sortie aux Chant du Monde (où d’autre ?) il y a vingt ans. Elle a nourri l’imaginaire de nombreux musiciens, des chants Aka aux ritournelles de labour vendéen qui a forcément fait inconsciemment écho chez ces jeunes ligériens. Comme l’écrit l’ethnomusicologue Bernard Lortat Jacob dans les notes de pochette, « chaque musicien est invité à mettre de côté son expressivité propre, comme pour rendre évidente une photographie acoustique imaginaire d’une grande clarté  ». En effet, rien dans ces morceaux, dont certains approchent le quart d’heure, ne stipule de latitude ou de longitude précise. A peine « Aka » porte-t-il son nom qu’il est perdu dans un brouillard de basses qui se retirent peu à peu pour laisser apparaître quelques polyrythmies saillantes. Mais la transe qui naît du bourdon de « Mamm Gozh », lacéré par la trompette de Regardin, pourrait venir de Basse-Bretagne aussi bien que des montagnes afghanes. Est-ce important d’ailleurs, puisque ce qui compte ici c’est le geste, l’impact social de la musique. Son rôle de transmetteur.

En creux, le quartet sans batterie interroge le rapport de l’improvisation à la tradition. Ou, précisément, sa filiation. Les masques exhibés sur l’album offrent à l’orchestre une facette chamanique qui, du royaume mandingue aux principautés khmères, se moque bien des boussoles. En atomisant les codes géographiques, No Tongues ne s’arme pas d’un universalisme radical ; ce n’est pas le propos, même si « La voix des esprits » est un formidable travelling avant à travers le monde. Ce qui reste du matériel d’origine, c’est un goût pour l’oralité. Pour une forme d’extase également, qui s’exprime dans le splendide « Inuit Suit » par des rythmes lancinants. Cela rappelle que Ronan Courty a toujours été fasciné par les musiques électroniques au sein de Cabaret Contemporain et qu’on détient avec Les Voies du monde une sorte de chaînon manquant reliant les musiques de transe. Ce disque offre des chemins, des pistes. Il chamboule, surtout, et peine à décoller de la platine. Indispensable !

par Franpi Barriaux // Publié le 13 mai 2018
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