Entretien

Thumbscrew enfonce la vis Braxton

Thumbscrew est un orchestre qui illustre parfaitement le concept de synergie.

Jouant ensemble depuis près de dix ans, Mary Halvorson, Tomas Fujiwara et Michael Formanek ont très vite ressenti le besoin d’un trio parfaitement égalitaire, très innovant malgré la classique formation guitare/basse/batterie. La première des caractéristiques, c’est que la guitare ne prédomine pas ; l’autre particularité, c’est un travail pointilleux sur le rapport de forces et l’interdépendance entre les instruments. Après plusieurs albums ponctués de leurs propre compositions, Thumbscrew a décidé, à l’occasion des 75 ans d’Anthony Braxton, d’investir ses partitions. Mais il ne s’agissait pas de choisir les plus connues. Après que la Tricentric Foundation leur eut ouvert ses archives, ce sont des morceaux inédits qui ont été sélectionnés, dont Thumbscrew a fait son jardin. A l’occasion d’une rencontre virtuelle, nous avons pu les interroger sur ce processus, et sur leurs méthodes de travail au sein de l’orchestre.

Mary Halvorson, Michael Formanek, Toma Fujiwara, photo Rémi Angeli

- Tous les trois, vous animez collectivement Thumbscrew, au milieu de nombreux projets. Quelle est la place de cet orchestre dans votre travail ?

Tomas Fujiwara : Thumbscrew occupe une place particulière dans nos vies. Il y a beaucoup d’histoire et de confiance, un engagement véritablement collectif, un travail en commun tant sur le plan créatif que sur le plan logistique qui sont indispensables pour conserver un groupe et surtout trouver des occasions de présenter notre musique. Nous avons le sentiment d’avoir développé et de continuer à travailler sur un son de groupe et une approche personnelle, renforcée par l’expérience, l’engagement et l’ouverture. 

- Tomas et Mary, vous avez fait partie de l’ensemble Kolossus de Michael, et vous vous retrouvez tous trois dans le Code Girl de Mary Halvorson. Est-ce que Thumbscrew se nourrit de toutes vos rencontres ?

Mary Halvorson : Oui, nous avons tous les trois joué ensemble dans de nombreux contextes au fil des ans… en plus des groupes que vous avez mentionnés, il y a aussi le groupe de Tomas The Hook Up, le Quintet de Ben Goldberg, et d’autres concerts et projets divers. Nous avons joué tous les trois ensemble pour la première fois lorsque Michael a effectué un remplacement pour un concert du Sextet de Taylor Ho Bynum en 2011, auquel Tomas et moi participons. Il est vrai que Thumbscrew se nourrit de toutes ces autres interactions, tant sur le plan musical que personnel, et l’inverse est également vrai. Par exemple, Thumbscrew est venu avant Code Girl, et une partie de ma vision pour Code Girl était de commencer avec Thumbscrew presque comme un élément de base, afin qu’il y ait une base solide sur laquelle expérimenter de nouveaux éléments et sons.

- Ce Anthony Braxton Project est le quatrième album de Thumbscrew (si on considère Ours et Theirs comme un seul et même projet). On a le sentiment qu’il y a une véritable évolution dans votre approche collective, y compris dans l’interprétation des compositions de Braxton. Comment travaillez-vous ensemble ?

TF : Nous avons enregistré trois albums de compositions originales (Thumbscrew, Convallaria et Ours). Avec ces derniers, nous avons chacun composé du matériel nous-mêmes, spécifiquement pour Thumbscrew, et nous nous sommes ensuite réunis pour répéter les morceaux, travailler sur les arrangements, et les préparer pour la représentation et l’enregistrement. Theirs et Anthony Braxton Project impliquaient des pièces d’autres compositeurs, mais notre processus avec eux était similaire ; nous nous sommes réunis pour répéter les compositions, discuter des arrangements et prendre des décisions finales sur les pièces que nous allions jouer et enregistrer. Nous avons également consacré beaucoup de temps à la pratique individuelle pour étudier et apprendre nos parties pour chaque composition, qu’il s’agisse d’œuvres originales de l’un d’entre nous ou d’autres compositeurs.

Tomas Fujiwara

- Avec Theirs, vous aviez déjà visité le répertoire d’autres musiciens comme Misha Mengelberg ou Herbie Nichols. Etait-ce préparatoire à cet exercice autour de Braxton ? L’approche est-elle similaire ?

Michael Formanek : L’approche est très peu similaire, mais il s’agit d’une plongée beaucoup plus profonde dans l’univers musical d’un autre compositeur. La musique de Theirs ressemblait plus à des prises individuelles sur des morceaux que nous aimions ou avions toujours voulu enregistrer. Nous les avons surtout abordées comme des véhicules pour Thumbscrew afin de les utiliser comme matériel de référence et de nous en écarter parfois.

Avec la musique de Braxton, la Tri-Centric Foundation nous a donné accès à ses archives, y compris ses notes de composition que nous avons lues séparément et ensemble pendant que nous travaillions sur la musique. Dans ce cas, nous tenions par-dessus tout à accorder l’attention et le respect nécessaires à l’intention du compositeur. Le lien est cependant présent entre les projets puisque c’était la première fois que nous créions des versions de musiques qu’aucun d’entre nous n’avait composées.

Une grande partie de ce que nous avons choisi était et reste difficile, mais nous avons essayé de conserver une musique à laquelle nous espérions pouvoir rendre justice

- Vous avez travaillé avec la Tri-Centric Foundation pour sélectionner les partitions de Braxton pour votre disque. Qu’est-ce qui a orienté votre choix ?

MF : Nos choix ont d’abord été guidés par le désir d’enregistrer de la musique d’Anthony Braxton qui n’avait pas encore été enregistrée, ou très peu. Au-delà de cela, il s’agissait d’une discussion collaborative basée sur nos intérêts et nos intuitions musicales ainsi que sur quelques considérations pratiques. Il s’agissait de choses telles que l’orchestration, les gammes instrumentales et les problèmes techniques, et de tout ce qui pourrait limiter notre capacité à aborder les morceaux en ayant à l’esprit des objectifs réalistes. Une grande partie de ce que nous avons choisi était et reste difficile, mais nous avons essayé de conserver une musique à laquelle nous espérions pouvoir rendre justice.

- Mary, vous êtes proche d’Anthony Braxton, vous collaborez régulièrement avec lui. Est-ce délibéré d’avoir fait l’impasse sur les compositions récentes ?

MH : Notre objectif dans le cadre du projet Anthony Braxton était d’interpréter et d’enregistrer des œuvres de Braxton qui n’avaient pas été enregistrées auparavant (ou rarement enregistrées… composition 52 et 157 ont été enregistrées une fois chacune). Nous avons décidé de nous concentrer sur ses premières œuvres. Braxton est si prolifique, et il compose à un tel rythme qu’il y a beaucoup de compositions anciennes qui n’ont pas encore vu le jour. 

Mary Halvorson © Gérard Boisnel

- Tomas, vous avez enregistré avec lui un formidable trio avec Tom Rainey ; est-ce que ça a nourri votre travail pour ce disque ?

TF : D’une certaine manière. Il est évident que le trio avec Tom Rainey et le Anthony Braxton Project ont tous deux fait appel à des compositions de Braxton, exclusivement. Mais objectivement, il s’agit d’expériences très différentes. Le trio de New Haven a joué avec Braxton pour une session de deux jours sous sa direction. Il n’est pas exagéré de dire que ces deux jours ont été parmi les plus excitants et les plus inspirants de ma vie créative ! Le disque de Thumbscrew n’impliquait pas le jeu ou la contribution de Braxton, au-delà des notes de composition étendues qui accompagnaient certains morceaux. C’était plutôt le processus de Thumbscrew, un groupe de longue date avec beaucoup d’histoire, qui a travaillé sur ce matériau étonnant et en a fait quelque chose de personnel. 

- Michael, vous n’avez jamais enregistré avec Braxton, même si vous vous êtes intéressé à son travail dès les années 70. Pensez vous qu’il était important d’avoir un regard neuf ?

MF : Je ne sais pas si cela m’a donné une perspective nouvelle, mais c’était la seule perspective que je pouvais avoir. Quand j’ai commencé à m’intéresser sérieusement à la musique, c’était juste au moment de la sortie de New York, Fall 1974 chez Arista. Je regardais toutes sortes de disques de jazz et la musique d’Anthony a définitivement attiré mon attention. Par la suite, je me suis mis à écouter ses enregistrements de temps en temps, en fonction des disponibilités, car à cette époque, il fallait vraiment chercher la musique que l’on voulait entendre.

J’ai toujours été étonné de voir à quel point il avait une voix distincte, à la fois comme instrumentiste et comme compositeur. Je ne pense pas que mon cerveau puisse repérer tous les différents niveaux sur lesquels il opérait à un moment donné, mais j’étais toujours intrigué. Plus tard, j’ai commencé à revenir en arrière et à écouter beaucoup de ses musiques des différentes périodes et projets et je suis toujours fasciné par l’étendue et la profondeur de son travail. En tant qu’interprète, toutes les tentatives que j’ai faites pour interpréter et enregistrer sa musique m’ont inspiré et éclairé. Chaque pièce est un monde à part et existe au sein du vaste monde musical de Braxton. C’est vraiment la seule perspective qui m’importe.

J’ai le sentiment que l’ampleur et la profondeur des compositions de Braxton nous ont poussés vers de nouveaux espaces d’improvisation en tant que groupe.

- La formation guitare/basse/batterie n’est pas courante dans l’instrumentarium de Braxton. Cela à-t-il été une gageure ou au contraire un gage de liberté ?

MH : L’une des belles choses dans les compositions de Braxton réside dans leur flexibilité. Bien qu’aucun des morceaux que nous avons choisis pour cet album n’ait été écrit spécifiquement pour la guitare, la basse et la batterie, une partie du concept plus large de Braxton veut que tout morceau puisse être adapté à n’importe quelle instrumentation. En choisissant ces compositions, nous nous sommes moins préoccupés de l’instrumentation que de savoir si les morceaux seraient traduisibles à la guitare, à la basse et à la batterie, ou à la guitare, à la basse et au vibraphone. J’ai le sentiment que l’ampleur et la profondeur des compositions de Braxton nous ont poussés vers de nouveaux espaces d’improvisation en tant que groupe.

- Avez-vous le sentiment d’avoir éclairé l’œuvre de Braxton d’un jour nouveau, notamment dans la flexibilité de son écriture ?

MF : Si nous avons trouvé quelque chose de nouveau dans l’approche de la musique de Braxton, c’est parce que la musique elle-même crée ces possibilités. Une grande partie de sa musique est très spécifique, mais semble aussi permettre une grande souplesse, en particulier dans le domaine de l’improvisation. Nous avions une double responsabilité. La première était d’être aussi respectueux et diligent que possible pour jouer la musique comme elle était prévue, et la seconde était de faire appel à nos propres instincts et approches pour faire des morceaux des versions distinctement personnelles, que seul Thumbscrew aurait pu faire. Tout est là dans la musique, mais notre résidence d’un mois à Pittsburgh a été passée en grande partie à trouver le bon équilibre.

- Dans vos choix, il y a la « Composition 14 », partition graphique et soliste particulièrement complexe pour quiconque n’est pas familier de la grammaire braxtonienne. Était-ce une façon de mieux vous approprier le matériel ? Considérez-vous que vous avez chacun livré votre propre vision de l’œuvre ou qu’au contraire il y a une continuité collective ?

MH : Nous avons passé beaucoup de temps à discuter, interpréter et déchiffrer toutes les compositions. Nous disposions des notes de composition ainsi que des partitions, ce qui nous a permis de connaître les intentions initiales de Braxton pour ces pièces. Les notes de la composition n° 14 indiquaient qu’elle était destinée au « contexte soliste étendu de la musique créative » et qu’elle pouvait être jouée à n’importe quelle fréquence et dans n’importe quelle direction. Nous avons aimé l’idée de faire trois vignettes solos distinctes de la partition graphique, afin d’honorer l’idée de musique solo et de montrer combien de possibilités existent dans cette seule pièce. Ayant déjà travaillé avec Braxton, je suis convaincu qu’il aurait mis l’accent sur la flexibilité de l’approche, et qu’il n’y a ni bien ni mal ici. Donc, quelle que soit la signification du graphisme pour chacun d’entre nous personnellement, c’était une partie équitable en ce qui concerne nos interprétations individuelles.

- Est-ce que Thumbscrew pourrait être étendu à d’autres musiciens ?

MF : Thumbscrew fait déjà partie de nombreux groupes différents. J’hésite à nous appeler « section rythmique », que nous jouions en trio ou dans d’autres groupes, car notre approche est de jouer avant tout comme un collectif homogène. Au sein de grands groupes, il peut devenir plus difficile de maintenir cette relation, mais je pense que nous y avons très bien réussi et je suis très fier de ce que nous avons pu faire ensemble. À quelques reprises, nous avons été rejoints par certains invités dont Ben Goldberg, James Fei et Peter Formanek pour des sessions d’improvisation. Pendant ma résidence au Stone en 2018, nous avons présenté une version spéciale du groupe appelée Thumbscrew and Reeds, dans laquelle Tim Berne, Oscar Noriega et Peter Formanek jouaient des versions élargies de certaines musiques de Thumbscrew. Tout est possible, mais le plus important, du moins pour moi, c’est que nous soyons capables de maintenir nos propres idéaux avec Thumbscrew. C’est l’un des seuls groupes collectifs, du moins selon mon expérience, qui évite bon nombre des pièges du genre. Nous devons parfois nous battre pour cela, car un groupe avec guitare, basse et batterie est très souvent considéré comme un « trio de guitariste ». Il existe de nombreux exemples de ce genre. Mais ce n’est pas le cas ici.

- Avez-vous envie de creuser cette direction vers la relecture d’œuvre à l’avenir, ou souhaitez-vous revenir à une écriture propre ? Un nouveau Ours ?

TF : Les deux. Nous avons un nouvel album de compositions originales, Never is Enough, enregistré à la même période que The Anthony Braxton Project, qui sortira début 2021 sur Cuneiform Records. Nous travaillons toujours sur de nouveaux originaux pour Thumbscrew, et nous discutons aussi de compositions d’autres compositeurs, ainsi que d’autres d’Anthony Braxton, que nous aimerions jouer à l’avenir.