Portrait

Wide Ear Records, label grand ouvert


L’oreille grande ouverte, vaste programme. Conçu comme une coopérative créée par des musiciens pour des musiciens, sur un modèle qui fera penser à Yolk sur son fonctionnement, le label suisse Wide Ear Records n’a pas peur des choix pointus et des grands écarts. Apparu en 2014 sur les radars de Citizen Jazz, notamment avec le trio Organism qui réunit deux des fondateurs, le saxophoniste Tobias Meier et son batteur de frère David Meier, il ponctue régulièrement nos chroniques, récemment avec La Louve, projet de Christine Abdelnour et Louis Schild.

C’est pourtant avec le quartet de Marco von Orelli, trompettiste et parrain zurichois de nombre de ces jeunes pousses alémaniques, que le label a fait d’abord parler de lui : Big Bold Black Bones est un exemple de ces choix esthétiques marquants, et principalement la dimension électronique qui sait s’instiller dans un jazz qui ne recule pas, parfois, devant un certain classicisme. Voilà pour le spectre qu’embrasse le label. C’est ainsi que sur le Bandcamp du label, devenu la porte d’entrée la plus aisée pour découvrir cette musique qui ne se refuse aucun support -par exemple la cassette audio !-, on trouve à la fois des choses presque pop comme Schwalbe & Elephant, et des ensembles plus classiques à l’instar du Philippe Eden Trio qui croisent des œuvres radicales, qu’incarne le Cold Voodoo de Tobias Meier et Silvan Jaeger.

Dès lors, on ne sera pas surpris de retrouver, dans deux sorties récentes, des piliers de la scène suisse tel le batteur Christian Wolfarth ou le pianiste Michel Wintsch… On se souvient que ces deux musiciens avaient joué ensemble sur un album de la collection Exchange de Veto Records ; il y a en effet une certaine communauté d’idées entre les deux labels. Et nombre de musiciens en commun, de Flo Stoffner, qui publie avec Anna Frey la dernière sortie en date du label, à Frantz Loriot. Chose amusante, Wolfarth et Wintsch incarnent en deux disques toute l’identité du label : avec Anthropology !, le batteur signe une collection de standards très personnelle, pleine de tangage et de douceur. Quand au pianiste, il offre avec Hipparchus un voyage aux confins du son, faisant de son piano un être vivant, organique et pensant. Deux duos et autant de rencontres.

Benoît Piccand est un électronicien de génie. On pourrait croire qu’il transforme en live, et sans ajout de post-production, le piano de Michel Wintsch en tout autre chose : une rythmique de bois, un monstre qui avance à pas de loup, une marée inexorable, lourde comme un hydrocarbure. Mais en terme de cinéma pour les oreilles, le pianiste a déjà quelques appétences. Leur alliance, sous l’égide d’Hipparchus, astronome grec qui s’est intéressé au mouvement des astres, n’est pas fortuite. Il y a une dimension élémentaire à un morceau comme « Védonkpa », alors que le piano semble traverser plusieurs dimensions. Parfois peu éloigné de la musique concrète, Hipparchus est un disque qui peut paraître difficile d’accès si l’on ne s’y immerge pas pleinement. Dès qu’on a lâché prise, tout devient naturel.

Naturel, c’est un qualificatif qui va très bien à Anthropology ! ; la rencontre entre le batteur Christian Wolfarth et le guitariste Philip Schaufelberger. Tout comme sa sortie sur vinyle, puisque c’est ainsi que l’on a envie d’écouter « Misterioso » de Monk ou encore le « Tea For Two » de Youmans, garanti puissant en théine et autres psychotropes. Il ne faut cependant pas s’imaginer que le Real Book soit de sortie et les grilles gentiment caressées dans le sens du poil à la brosse à lustrer.

Il serait étonnant que le percussionniste de Der Verboten s’enferme dans des lectures sages. Pour le titre de Monk, il laisse la ligne claire de la guitare monter en tension en tenant un drumming de plus en plus pressant, voire oppressant. Pour de tels musiciens, le standard est un terrain de jeu. Le beau « Alice in Wonderland » est un symbole : la bulle Disney éclate et les couleurs sont loin d’être pastel sur les balais et les accords de plus en plus acrobatiques…. Tout en conservant une certaine nostalgie, une âme d’enfant, même avec l’interprétation très joueuse de « Sweet Georgia Brown ». Un enfant avec les yeux fureteurs et les oreilles grandes ouvertes. Bien entendu.