Erlend Apneseth accorde futur et passé
Le label norvégien Hubro fête ses dix ans avec une soirée ce 4 novembre à Paris. Interview de la nouvelle voix du violon hardanger, Erlend Apneseth, à l’affiche de cette soirée-anniversaire.
Erlend Apneseth - Photo © Peter Purgar
En quelques années, sa musique a marqué le paysage folk et jazz norvégien en en floutant allègrement les contours. Avec le guitariste Stephan Meidell et le percussionniste Øyvind Hegg-Lunde, le jeune Erlend Apneseth a œuvré pour remettre du mystère et de l’inconnu dans la tradition. Le trio est ainsi devenu une référence de la maison Hubro qui le présente comme un « supergroupe modeste ». A l’aube de la soirée célébrant, à Paris, les 10 ans du label, nous nous sommes penchés sur les sources d’inspiration de ce bouleversant joueur d’un violon pas comme les autres, le hardanger ou hardingfele, qui possède des cordes supplémentaires aux quatre des violons classiques.
- Tout d’abord, pour ceux qui ne vous connaissent pas, depuis combien de temps jouez-vous de ce violon Hardanger, et pourquoi avoir choisi cet instrument ?
J’ai commencé à jouer autour de l’âge de 10 ans. C’est un peu un hasard si j’ai choisi le violon hardanger, car je n’ai pas vraiment de musicien folk dans ma famille et j’ai été attiré par d’autres instruments quand j’étais petit – j’ai joué beaucoup de guitare. Mais il est vrai que la scène folk est très présente dans la région où j’ai grandi, près de Jølster. Ca m’a forcément inspiré, puisqu’il s‘agissait de mon environnement social et musical. A 14 ans, j’ai participé à un concours national pour la première fois et je l’ai remporté, ce qui est bien sûr déterminant quand on débute ! Je crois que je n’ai plus jamais pensé à être autre chose qu’un joueur de violon hardanger depuis ce concours.
- Erlend Apneseth Trio, Punkt 2016 © Ruben Olsen
- Question « bateau » mais que je dois poser : vous avez une trentaine d’années et vous êtes l’un des plus actifs représentants d’un instrument traditionnel norvégien – qui porte une histoire. Comment vous situez-vous dans ce contexte ? Est-ce qu’il y a des clichés que vous ne souhaitez plus entendre/lire sur votre musique ?
On me pose souvent des questions sur l’histoire de cet instrument, et je pense que c’est tout à fait normal de la part des journalistes internationaux, puisque ce violon, on ne le trouve qu’en Norvège, et que son son est unique. Ceci dit, je pense vraiment qu’un compositeur souhaite d’abord que l’on s’intéresse à sa musique pour elle-même : pas pour l’histoire que porte l’instrument dont il joue. Je n’ai aucun rapport nostalgique à cet instrument, je ne pense pas porter ou prolonger une tradition. La tradition pour moi, c’est le langage personnel que je développe pour m’exprimer en tant qu’artiste vivant et compositeur.
La tradition pour moi, c’est le langage personnel que je développe.
- J’ai assisté à un concert de votre trio et aimé essayer d’identifier là où l’improvisation commence et où elle finit, ce qui est souvent impossible. Pour vous l’improvisation c’est un langage, une absence de règles… ?
La musique de ce trio est un mélange d’improvisation et d’écriture et se situe à l’endroit même où les deux sont intimement liées. C’est là que tout se joue pour nous trois, je pense. C’est comme cela que l’on garde la matière vivante à chaque concert. L’improvisation peut être à la fois un langage et une absence de règles. Parfois nous nous mettons seulement d’accord sur une ligne directrice ou une texture et parfois on est complètement libre, sans aucune règle. Nous nous sentons tous les trois libres de créer une ouverture en allant dans une direction différente des deux autres sur scène.
- Mais votre musique est très écrite ! Et chaque disque d’Erlend Apneseth Trio contient également une place pour les mots lus ou pré-enregistrés. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre rapport à la langue et à la poésie ?
Oui, la littérature et la lecture m’inspirent tout le temps, bien qu’on ne puisse pas dire que je sois un compositeur littéraire à proprement parler. Avec le trio nous avons travaillé pendant quelques années avec le grand poète norvégien Erlend O. Nødtvedt. Cette coopération a commencé avant même la parution de mon premier album « Blikkspor » où se trouve un morceau que je lui ai dédié, en remerciement d’un poème qu’il avait écrit pour moi (il est imprimé sur la pochette). Elle s’est poursuivie sur le premier album du trio « Det Andre Rommet », qui s’ouvre sur le titre « Trollsuiten ». C’est le nom de l’un de ses recueils de poèmes (paru en 2014). Au moment de l’enregistrement de l’album « Åra » il nous a rejoints en studio avec le titre « Lysne » qui est un exercice de spoken word / parlé-chanté inspiré par son roman « Vestlandet ».
Enfin, nous avons, sur « Salika, Molika », notre dernier album, utilisé des archives sonores de musiques traditionnelles variées. Un homme qui chante le son d’un roulement de tambour, la voix d’une vieille femme qui chante un hymne traditionnel à ses vaches… tout ça donne des saveurs différentes à la musique. C’est pour moi la façon la plus intéressante de relier le futur au passé. Ces archives sont de véritables pépites qui attendaient d’être découvertes et mises en lumière.
- Erlend Apneseth Trio, Punkt 2016 - Stephan Meidell © Ruben Olsen
- En musique, quel serait votre trio favori et pour quelles raisons ?
Je ne pense pas pouvoir répondre à cette question rapidement. Un bon nombre de trios jazz ou folk m’ont inspiré évidemment, mais je ne pense pas avoir le même rapport aux trios qu’un musicien qui a grandi avec et étudié la musique jazz.
« C’est pour moi la façon la plus intéressante de relier le futur au passé. Ces archives sont de véritables pépites »
- J’ai grandi et je vis en Bretagne, qui est également une région où la musique traditionnelle (celtique) a une grande importance. Elle véhicule quelque chose de festif mais aussi de profondément mélancolique. Je retrouve cela dans le violon hardanger. Certes, vous n’avez pas un rapport mélancolique à l’instrument, pourtant on sent une forte charge émotionnelle, parfois sombre, dans la musique du trio. Vous le reconnaissez ?
Oui, j’ai joué une fois au Festival Interceltique de Lorient. Grande expérience, j’étais surpris de la taille du festival. En effet, c’est un truc assez énorme ! Concernant ma musique et la mélancolie, je suis d’accord. Il y a une mélancolie dans les morceaux que j’écris mais je ne sais pas vraiment pourquoi. C’est vrai, j’ai beaucoup plus de mal à écrire et composer des mélodies à partir d’accords majeurs, c’est vraiment bizarre. Je suis sans doute attiré par un côté « sérieux » dans la musique. Il faut que ça soit sincère, en quelque sorte. C’est peut-être de là que vient cette noirceur. Je pense aussi que je viens d’une région très pessimiste de la Norvège.
- Comment et en quoi vous sentez-vous différent de la période ou vous avez publié « Blikkspor » ?
Je vais prendre l’option « réponse courte ». Je me sens plus adulte. J’avais 22 ans lorsque j’ai enregistré « Blikkspor » qui était une sorte d’expérimentation. Pour moi il s’agissait de trouver dans quelle direction musicale aller. Cet album a été essentiel pour trouver ma voix et apprendre à lui faire confiance.
C’est un excellent environnement (…) mené par des musiciens qui ont tous à cœur de dépasser les limites
- Erlend Apneseth Trio Punkt 2016 - Øyvind Hegg-Lunde © Ruben Olsen
- Nous allons consacrer un dossier à la scène norvégienne. J’ai entendu parler (en bien !) de votre prestation au festival Jazz de Kongsberg où vous vous êtes produit cet été avec le projet Fragmentarium, dans lequel vous retrouvez les musiciens de Moskus, autre trio contemporain norvégien qui crée des ponts entre jazz et autres musiques. En tant que représentants de la scène norvégienne, dans le cadre de cette soirée Hubro, vous pouvez nous en dire quelques mots ?
La scène musicale norvégienne, en particulier la jeune scène jazz, est très inspirante. C’est un excellent environnement dans lequel travailler, très ouvert d’esprit et mené par des musiciens qui ont tous à cœur de dépasser les limites. Nous nous connaissons tous, au-delà des genres de musiques. C’est l’un des avantages de vivre dans un petit pays, peu peuplé. Le projet Fragmentarium est un bon exemple de ce que des musiciens aux parcours différents mais réunis par un label commun, Hubro, peuvent créer ensemble. Ce label a été essentiel pour nombre d’entre nous, qui souhaitions représenter une musique expérimentale de qualité venant d’un très large éventail de la musique norvégienne.