Scènes

Belgian Jazz Meeting, confluences et ténacité

La cinquième édition du Belgian Jazz Meeting s’est tenue à Namur les 11 et 12 février 2022.


Schntzl © Photo Bernard Rie

Le Belgian Jazz Meeting est un rendez-vous international, proposé tous les deux ans. Il promeut la pléthorique et complexe scène jazz belge. Cette cinquième édition a eu lieu à Namur, capitale de la Wallonie. Une position géographique à souligner puisque l’événement est né en 2005 sous le nom de « Flemish Jazz Meeting ». Outre son organisation qui regroupe aujourd’hui de nombreuses structures partenaires issues de la communauté flamande et francophone – JazzLab, KAAP, Museact (Gaume Jazz Festival, Igloo/Sowarex, Jazz Station, Jazz04, La Maison du Jazz, Les Lundis d’Hortense), VI.BE & Wallonie-Bruxelles Musiques et la Sabam – notons que les précédentes éditions se sont déroulées alternativement à Gand, Liège, Bruges et Bruxelles.

Pour cette année particulière après deux ans de COVID qui ont affaibli l’économie culturelle partout en Europe et menacé la tenue même de cet événement, place à la jubilation de se retrouver dans un lieu hautement symbolique, le Delta. Ce lieu tout juste restauré, symbole de convergence et de la politique de rénovation à grande échelle menée par la ville de Namur, est le nouveau nom de l’ancienne Maison de la Culture. Situé au bord de l’eau, au conluent de deux rivières, la Meuse et la Sambre, c’est le point de ralliement de la soixantaine de professionnels venus de toute l’Europe. On croit rêver, c’est permis.

Wallonie et Flandre sont un peu comme deux cousines se rendant de gré ou de force aux mêmes réunions de famille. Elles ont un patrimoine et une histoire commune, le même sang, elles se respectent mais des difficultés ponctuelles à communiquer, et parfois un peu de mauvaise foi, pimentent les échanges. L’allégorie peut paraître anecdotique, mais elle est nécessaire pour comprendre l’ADN de la fantastique et fourmillante, quoi qu’on en dise, scène belge. Nous vous conseillons de relire ici l’excellente présentation qu’en propose notre confrère Yves Tassin, rédacteur en chef de Jazz Mania, pour en saisir les subtilités. En attendant, nous ne boudons pas notre plaisir et plongeons depuis ce « grognon », surnom local du cœur historique de Namur !

Vendredi, c’est l’ouverture, orchestrée façon corolle, du Freetet du saxophoniste Manuel Hermia qui nous cueille. Ils enveloppent l’oreille et l’auditoire et pourtant la configuration de la salle fait que les cinq musiciens jouent au plus près de nous. On sent le saxophoniste ému et fier de présenter une « dream team », nouveau trio de cuivres et anche qui virevoltent autour de ses deux compagnons de longue date, le batteur João Lobo et contrebassiste Manolo Cabras. Ici, le duo rythmique se fait clairement voler la vedette et je ne me demande si ce n’est pas recherché. Passée la mélancolie d’une reprise du « Temps des Cerises », la mécanique musicale apparaît : la parole est donnée à chaque soufflant pour un temps ouvert. On salue la prise de risque sur un showcase balisé. Si l’on attendait beaucoup du solide Samuel Blaser, vu aux quatre coins de l’Europe (étrangement peu en Norvège) et qui n’a pas déçu, c’est la trompette impeccable de Jean-Paul Estiévenart qui séduit et surprend, au détour de la ballade “Stuck Between Those We Love”. Hermia, impérial, n’a plus qu’à fermer la marche.

Toine Thys « Overseas » © Bernard Rie Photographies

La seconde source de réjouissance de la soirée se trouve dans la salle principale du Delta. Toine Thys y présente son chaleureux et tout nouveau projet « Overseas ». Le souffle du saxophoniste et clarinettiste est porté par Ihab Radwan à l’oud, qui co-signe une partie des compositions de ce nouveau disque, et par les percussions et la présence physique de Ze Luis Nascimento, bien décidé à ne pas faire dans la figuration. Les croisements harmoniques et, à dire vrai, l’élévation, l’intensité, c’est à Harmen Fraanje, pianiste néerlandais qu’on ne présente plus, et la jeune violoncelliste Annemie Osbourne que Toine Thys les a confiés. Ici, donc, la chaleur naît. Pas seulement parce que ces compositions font enfin entrer la musique orientale dans ce panel de concerts mais aussi parce que la décontraction et l’humour de Toine font plaisir à entendre. Interpellant la relative distance de l’auditoire — il est vrai entièrement constitué de professionnels venus de toute l’Europe — par une ou deux prises de parole d’une drôlerie caustique assumée. Qu’il est bon d’être à nouveau en Belgique, chanceux de pouvoir ressentir et partager la belle musique en vrai, malgré les masques et quelques règles récalcitrantes !

La fin de soirée nous réserve un double plateau présenté par la dynamique équipe bruxelloise d’Aubergine Management.
On espérait beaucoup de NABOU, le groupe de la jeune (née en 1993) tromboniste Nabou Claerhout, voix et talent à suivre, leader charismatique mais hélas trop modeste. C’est elle au son posé, ample, doux et pourtant déjà touchant car recelant mille facettes d’une personnalité en pleine éclosion, que l’on voulait voir et entendre se déployer. Le temps de ce genre de rendez-vous étant compté, il est dommage d’avoir déroulé le tapis rouge à ses musiciens (allant jusqu’à trouver refuge dans les pendrillons du côté de la scène !), lorsque la narration et toute la musique du projet « You Know » sont composés par elle et transmettent avant tout sa voix originale et belle. On espère la revoir plus à l’aise bientôt.

L’autre volet de ce diptyque nous attend dans le Médiator, petite salle située dans les niveaux inférieurs, ce qui nous pousse à descendre dans les entrailles resserrées du lieu, presque comme si l’on nous montrait le chemin vers le cœur de la musique. Next.Ape est une belle surprise, menée de main de maître par Antoine Pierre, batteur qui signe toutes les compositions de cette musique tourbillonnante, énergisante, empruntant au rock. La guitare de Lorenzo Di Maio y est impeccable, pas trop bavarde, juste assez pour apporter un délicieux contretemps aux vagues percussives, nombreuses, venues de Pierre mais aussi des claviers de Jérôme Klein. Ici le jazz fait de l’œil au trip-hop et aux musiques électroniques et diffuse un psychédélisme bien dosé jamais écœurant, un zeste de folie idéal pour clore la soirée sur une sensation légère. La force de Next.Ape vient aussi du charisme de Veronika Harcsa, chanteuse prête à suivre toute la complexité des rythmes dans ses méandres.

Next.Ape © Bernard Rie Photographies

Si la première journée de concert manquait de jeunes révélations, le samedi nous en offre deux très belles. La première, dans la vigueur et la malice du duo SCHNTZL. C’est un vrai coup de cœur pour cette musique qui prend tout son sens sur scène tant les mélodies hachées, truffées d’emprunts et de références du pianiste Hendrik Lasure, qui joue le dos tourné à son batteur Casper Van De Velde, démontrent maitrise et virtuosité. Ici, tout est apologie du rythme et de la symbiose, dans une minutie titillée par l’humour.

La deuxième, plus tard en soirée, fut celle du pianiste Alex Koo, que le programme présentait avec un dithyrambique et osé « Belgium is too small for him ». Et il n’a – heureusement pour lui ! – pas déçu. Echos amples, grammaire asymétrique, phases empathiques et lyrisme assumé malgré une frappe des touches franche et sèche, il joue des coudes sur la composition « Variations on the Easiest Song in the World » sur laquelle plane la rencontre de Rachmaninov et Debussy, et affiche, en outre, une sympathie et une décontraction à toute épreuve. On n’est alors pas étonné d’apprendre qu’il s’est produit tout récemment à Bruxelles en duo avec l’immense Craig Taborn, son « maître » à qui il dédie le titre « Sonar ».

Alex Koo © Bernard Rie Photographies

Annoncé comme le grand retour des complices Kurt Van Herck (saxophone) et Eric Thielemans (batterie), le projet Cinema Paradiso déçoit. Complété par le jeune Willem Heylen à la guitare, l’hommage à Paul Motian s’éloigne trop de la patte originelle et la pulsation dansante et colorée du batteur américain, disparu il y a déjà 10 ans. Le son de la batterie domine, écrase même et étouffe au passage une musicalité qui peine à poindre. Cette dernière aurait-elle souffert d’un manque de délicatesse de l’ingénieur son ou d’un format trop réduit ? Il est vrai que la durée des concerts n’est pas toujours idéale pour les musiciens. Certains, alors tentés de tout donner trop vite, s’en brûlent les ailes.

Un très bon contre-exemple se trouve dans la prestation d’Igor Gehenot, avec le projet « Cursiv ». Gehenot, pianiste rythmicien, trouve en Jérome Klein, cette fois-ci à la batterie – il était aux claviers chez Next.Ape – son partenaire idéal. Avec souplesse et sourire, le batteur trouve la cadence et s’approprie tout à fait l’espace sans jamais couvrir ou grignoter celui du piano. A eux deux ils sertissent idéalement la sublime trompette de Jean-Paul Estiévenart, qui dispose dans cette salle après l’espace plus réduit du tambour, de la résonance, de l’espace et de l’acoustique idéale pour imposer son son, convivial et puissant, et son tempo fluide et mesuré. Une leçon de savoir-écouter.

Jean-Paul Estiévenart © Anne Yven

Ces deux jours ont été construits autour de showcases suffisamment longs pour laisser le temps à la musique de respirer et aux musiciens d’en profiter, ils l’ont mérité. Ils ont offert et ouvert une fenêtre sur une scène parfois plus modeste qu’elle ne devrait l’être, tant pour sa pluralité que pour sa débrouillardise et sa ténacité. Oui la scène belge, en particulier flamande, est parfois malmenée par des politiques changeantes, sans compter les différentes vagues de COVID des dernières années qui aurait pu faire prendre l’eau à une famille de musiciens qui a pourtant su garder la tête haute et se maintenir à la surface. Aussi, au moment de quitter Namur, il est cocasse de réaliser que la ville est célèbre pour ses joutes sur… échasses ! Décidément, l’humour est toujours garant de la célèbre chaleur humaine belge.