Scènes

European Jazz Conference Sofia : de nouvelles perspectives ?

La découverte de la scène jazz bulgare laisse perplexe en 2022.


Comme chaque année, l’Europe Jazz Network organise sa conférence avec l’appui d’un de ses membres. Cette année, c’est la fondation bulgare AtoZ qui invite la conférence à Sofia. Le slogan 2022, qui claque sur les éléments de communication, est Breaking New Ground (ouvrir de nouvelles perspectives).

Comme un rituel immuable, le programme se divise en plusieurs parties distinctes. Les sessions réservées aux membres de l’EJN (festivals et scènes), les ateliers de travail ouverts à tou.te.s les participant.e.s et les concerts présentant les musicien.ne.s du pays, suite à une sélection affinée.

L’assemblée EJN © Pavel Koev / A to Z Foundation

L’assemblée générale de l’EJN s’est donc déroulée avec, entre autres, l’accueil de nouveaux membres et l’annonce du prix EJN Award qui récompense chaque année un festival ou une scène pour sa programmation d’avant-garde. C’est le festival de musiques néerlandais d’Utrecht, Le Guess Who qui est désigné lauréat de l’EJN Award.

Puis quelques séances plénières ont permis d’écouter des conférences sur des sujets aussi divers que « La musique rend-elle l’humanité meilleure ? » par la chercheuse belgo-polonaise et philosophe Alicja Gescinska. Intéressante question qui ouvre surtout plus de perspectives que de simples réponses. Car oui, la musique agit sur l’humanité, mais de quelle façon, c’est toute la question.
Plus tard, une séquence en soutien à l’Ukraine sous forme de duo trompette/électronique par deux musiciens ukrainiens termine la première partie de la journée.
Le moment du repas est l’occasion pour les quelques 300 inscrit.e.s de se rencontrer et de faire du lien. C’est au hasard des tablées que se font parfois des projets ou des rencontres décisives pour l’avenir.

La Bulgarie et sa capitale Sofia, pays périphérique discret sur la scène jazz contemporaine


L’après-midi est consacrée aux ateliers sur le leadership et la succession dans les institutions du jazz, sur les préoccupations écologiques et l’empreinte carbone des métiers du jazz, sur l’équité salariale entre les personnes qui organisent les métiers du jazz et les musicien.ne.s de jazz, sur les différents modèles économiques et les solutions de financements des festivals et sur la problématique de parité homme-femme dans le milieu. Ce dernier atelier attire l’attention car il postule que la Bulgarie est le second pays d’Europe où les femmes sont majoritaires parmi les cadres, après la Lettonie.
Une telle situation devrait porter le pays à l’exemplarité, nous verrons que la question se pose néanmoins.

Le lendemain, un débat perpétue la question philosophique de la veille sur l’effet de la musique sur l’humanité et les sociétés. Débat qui vulgarise vaguement le sujet, laissant la spécialiste Alicja Gescinska largement au-dessus de la mêlée.
Puis c’est au tour du musicologue et musicien Borislav Petrov de présenter un large panorama des musiques traditionnelles bulgares qui, nous le verrons, sont loin d’être uniquement mystérieuses et vocales.

Enfin, moment rituel, la photo de groupe et ses centaines de visages, tous regroupés sur le même escalier gigantesque puisque le simple hall 3 de ce palais de la culture soviétique peut accueillir une piscine olympique dans sa largeur tant l’édifice est immense. Pratique pour regrouper tout le monde mais on peut s’y perdre.

Parlons maintenant du second volet de ces conférences, le volet musical.

La tenue de cette conférence EJN à Sofia a été bouleversée par le COVID, l’attente était donc légitime de la part des acteur.trice.s du pays. D’autant que les instances, les coopérations et les circuits du jazz européens sont plutôt du côté des pays scandinaves et saxons. Après Helsinki, Budapest, Wroclaw, Ljubljana, Lisbon, Novara et Tallinn, c’est en toute logique que l’EJN élargit l’horizon à un pays slave, la Bulgarie et sa capitale Sofia, pays périphérique et il faut le dire discret sur la scène jazz contemporaine. Aussi, la curiosité était de mise avant les showcases.

Vasil Hajigrudev Sextet © Pavel Koev / A to Z Foundation

Mais à la lecture du programme, une question brûlante, criante, se pose : n’y a-t-il pas de musiciennes de jazz bulgares ?

Considérant que la sélection des groupes est faite de façon collégiale et encadrée par l’EJN, on se demande si les musiciennes de jazz ont été écartées de cette sélection, si elles ne s’y sont pas inscrites ou si elles n’existent tout simplement pas.

Une autre évidence saute aux yeux : certains noms reviennent régulièrement. On touche donc là à un problème structurel : le manque de projets et de musicien.ne.s de jazz bulgares en mesure de prétendre à un concert devant des professionnel.le.s venu.e.s de tout l’Europe. Difficile à entendre lorsqu’on compare à des situations similaires comme les rencontres AJC en France, InJazz aux Pays-Bas, JazzIAm en Espagne ou tout simplement les précédentes éditions de cette conférence annuelle.
Le pianiste Dimitar Bodurov, l’un des plus intéressants entendus ici, participe depuis 20 ans à la scène jazz d’Amsterdam et joue deux fois. Le saxophoniste Dimitar Liolev (également passé par les Pays-Bas) est présent dans quatre groupes, tout comme le batteur Borislav Petrov. Cette comptabilité n’a que peu de sens, mais pour le propos, organiser seize concerts comme vitrine de la scène jazz d’un pays et retrouver les mêmes musiciens d’un groupe à l’autre dénote un manque de forces vives.

Alors que ressort-il de ces concerts et de ces propositions ? D’abord un grand sentiment d’uniformité. On trouve quelques singularités, comme le duo folklorique Hristina Beleva et Vasil Hajigrudev, qui justement présente la seule femme instrumentiste (les rares autres sont toutes chanteuses) et qui joue une musique personnelle et enjouée, mais éloignée des standards du jazz, ou le quintet du tromboniste Gueorgui Kornazov qui jongle plus facilement avec les codes du jazz contemporain, mais certainement parce qu’il fait les beaux jours de la scène jazz française depuis des années.
Pour le reste, même si le niveau est plutôt bon, dans le sens où les groupes assurent et qu’on distingue certains musiciens, on avait l’impression d’entendre les expériences de fusion jazz-slave parfaitement réussies par le franco-serbe Bojan Zulfikarpašić ou le bulgare résident belge Sabin Todorov, mais il y a plus de 20 ans de ça…

Gueorgui Kornazov © Pavel Koev / A to Z Foundation

En fait, c’est le sentiment général qui ressort de ces showcases : l’impression de remonter le temps, de réentendre une musique largement étrillée et digérée depuis deux décennies. De même, le lien au tropisme bulgare et à ses musiques si spécifiques – qui d’ailleurs peut s’entendre avec grand plaisir – mais qui traversait quasiment toutes les propositions artistiques, imposait l’idée d’un jazz bulgare officiel dont on ne peut sortir.

Il manque sûrement à cette scène jazz un peu d’air frais et l’EJN et tous ses membres ont probablement un rôle à jouer. Créer des ponts, organiser des projets, des rencontres, c’est à la portée des organisations qui le font très régulièrement entre scènes connexes. C’est indispensable de travailler les échanges internationaux et sûrement plus facile entre pays structurés et financés de manière équivalente, dont les scènes sont similaires en termes professionnels (prenons par exemple le dispositif Footprints qui s’articule entre la Norvège, la France, les Pays-Bas, la Pologne, la Slovénie et l’Autriche).
Il est temps de partager ce savoir-faire avec des réseaux moins étoffés, plus éloignés. Il est tout aussi indispensable de chercher à travailler avec d’autres scènes que celles qui sont déjà largement et depuis longtemps au centre des projets internationaux. Enfin, il appartient aux acteur.trice.s des scènes excentrées de se montrer un peu plus, de venir au contact, de se mélanger.

Breaking New Ground, c’est ainsi que claque le slogan de cette conférence européenne : chiche ?