Scènes

Les Arches en Jazz fait ses gammes

5e édition du festival du Cotentin du 18 au 21 septembre 2025.


Tel le marnage bien connu sur la Côte des Isles, le festival monte en puissance à l’occasion de son cinquième anniversaire avec une programmation pointue et une attention particulière aux musiciens régionaux. Le festival se concentre sur trois lieux : l’église Notre Dame de Port-Bail, la salle Émile Jeanne à St Lô d’Ourville et le havre de Port-Bail selon la météo.
André Cayot et Yves Rousseau, deux des fondateurs, dédient cette édition à Jacqueline Barbey, « Jacquotte », bénévole très impliquée et chère à leur cœur qui vient de les quitter et déclarent le festival ouvert.

La veille, comme à chaque édition, un film est projeté au cinéma Le Rialto de la Haye du Puits, ville voisine. Cette année, c’est Ray de Taylor Hackford. La projection est suivie d’une rencontre avec Sebastian Danchin, co-fondateur et spécialiste des cultures afro-américaines sur le parcours unique de Ray Charles.
Le groupe normand Ana Kap s’installe dans la médiathèque bien remplie. La chanteuse Betty Jardin a rejoint le trio. Le premier morceau « Fat Freddy » - en clin d’œil à la bande dessinée des Freak Brothers - donne le ton humoristique et joyeux du concert. L’entrée en scène de Betty Jardin à la voix suave illumine les visages de sourires. Le son de la trompette de Pierre Millet se fait planant dans « Pop Oslo ». Que leur univers devienne bruitiste dans une improvisation contemporaine sur « Racque » ou apaisant dans « Surprise », où la voix se mêle à la trompette, Ana Kap donne du baume au cœur.

Laurent Dehors © Gérard Boisnel

Au soir du second jour, le duo Bonacina - Dehors déborde d’humour, d’excellence et de facéties. Leurs timbres, combinés aux dialogues enflammés du saxophone baryton de Céline Bonacina et des nombreux instruments du clarinettiste, saxophoniste, sonneur à ses heures Laurent Dehors, enchantent le public dès la première note. Afin de pouvoir tout jouer, ils interpréteront de petits solos de leurs compositions, annoncent-ils. À deux, ils forment un orchestre dans « Attention à tes béquilles ». Saxophone baryton et soprano en bouche, Céline Bonacina donne la réplique à l’enjouée clarinette sur une ligne sonore samplée pour une dédicace au « Catalogue d’oiseaux » d’ Olivier Messiaen. Le morceau « Disco » offre une séquence enlevée et ponctuée de vocalises ; comme un bouquet final auquel s’enchaîne le son de la cornemuse à la rythmique puissante. Le talent, la formidable complicité et l’harmonie du duo atteignent leur sommet sur « Mimi », conclusion aux notes aspirées de la saxophoniste.

Pour son projet Above The Laws, Ludivine Issambourg mène sa flûte avec fougue et détermination. Elle entame le set sur les chapeaux de roue, laissant peu d’espace à ses acolytes. La barre est haute. Le jazz et le funk s’emmêlent avec furie, à la limite de la brutalité. Le saxophone de Philippe Sellam se distingue dans l’hommage au New Morning. Après Outlaws en 2020, Above The Laws transcende le flûtiste Hubert Laws. Cette création jouée pour la première fois n’a, semble-t-il, pas gagné tous les cœurs malgré la virtuosité de chacun des musiciens.

David Chevallier © Gérard Boisnel

Dans l’église Notre Dame de Port-Bail, le concert de midi est synonyme de jazz de chambre. Le duo Hyperballads présente ses compositions. Le guitariste David Chevallier joue sur un théorbe. À lui seul, ce formidable luth baroque incarne le trio piano - basse - batterie. Une grande solennité envahit le lieu et le public lorsque sonne la belle et intense trompette de Geoffroy Tamisier dans « Nostalgia ». La secte des adorateurs d’Henry Purcell se réjouit d’entendre « Fantasy en do mineur et commentaires », selon les mots de son interprète, sur une basse obstinée au théorbe. Une longue ovation du public gratifie la virtuosité des musiciens et l’atmosphère de cette musique intimiste.

Dans la même église, le concert suivant sera tout aussi intense. Le Duo Ourika, pour le moment des musiques du monde présenté par Jean-Claude Lemenuel, est composé de deux jeunes violoncellistes. Ourika évoque un oued du Haut Atlas marocain dont Clémence Mebsout est originaire. Le duo qu’elle forme avec Valentin Hoffman invite le public à voyager au long de cette rivière jusqu’à Marrakech dans leur projet « Méandres », à la musicalité orientale traditionnelle. La magie se révèle sur « Chaconne en Sabah », une danse orientale qui tourne en boucle. « En descendant le Danube » nous emporte en Europe centrale pour une danse roumaine enjouée. Leur virtuosité leur permet d’adapter des répertoires exogènes au violoncelle comme la musique traditionnelle de Macédoine dans « Patrunino » ou un hommage à ses grands-parents berbères « Tam et Mohammed ». Le duo transporte le public admiratif avec une évocation des musiciens gnaouas, descendants d’esclaves, dont la musique se caractérise par une gamme à cinq notes et fait le lien avec l’Afrique subsaharienne.

Duo Ourika © Gérard Boisnel

Comme la veille, la fin de la journée offre un double concert dans la grande salle de St Lô d’Ourville remplie. Tout d’abord, le trio Tatanka entre en scène. Tatanka signifie bison en langage sioux. Nous avons besoin de grands espaces et de grandes plaines ! Dans ses compositions, le trio (Emmanuelle Legros à la trompette et bugle, Guillaume Bertand à la batterie et Guillaume Lavergne aux claviers) recherche un son libre et en mouvement pour chaque tableau du set. Hommage à la nature et aux lombrics dans « Humus », lapin magicien, totem en forme d’arc en ciel de Yakari, enfant sioux qui parle aux animaux, tout se retrouve dans « Nanabozo » joué au bugle. Des jouets d’enfant s’invitent : un xylophone rejoint le toy piano dans « Crazy Dance », danse pour le retour de la lune après l’éclipse. Les cymbales quittent leur support et viennent tourner sur elles-mêmes devant la scène, tandis que la trompette vibre et que le pianiste joue sur ses deux claviers. Le public est séduit tant par l’harmonie, la complicité et la créativité du trio que par leur engagement au féminin dans « Une chambre à soi » de Virginia Woolf.
Pour clôturer cette soirée, le groupe Canto est aux manettes. L’accordéon de Laurent Derache donne le ton sur un petit air de musette auquel s’invite la contrebasse de Christophe Wallemme. Ravi de jouer devant une salle à taille humaine, le quartet mené par Matthieu Chazarenc incarne une joie de vivre communicative. Le répertoire est celui de leur troisième album Canto III, le Bel Canto et le sud gascon. Le son acoustique circule avec une parfaite aisance entre les complices. La rythmique est soutenue. Un hommage est rendu à Sylvain Luc avec « Laguna ».

Dimanche midi, dernier jour, ils sont venus, ils sont tous là malgré la pluie et la bourrasque pour écouter et danser, dans un lieu de repli installé comme par magie, le groupe Roda Minima. Martin Daguerre aux saxophones et ses trois compères entraînent le public dans le Nordeste brésilien d’où vient le Forró. Les titres des morceaux évoquent « Le Réveil du Cheval » ou la chèvre, « Forró Cabra ». Les enfants assis devant s’emparent du grelot qui leur est lancé et le tour est joué. Le public danse dès les premiers instants sur les rythmes ondulants brésiliens. Une pensée est offerte à Hermeto Pascoal, musicien atypique du Nordeste du Brésil qui vient de disparaître à 89 ans. De Roda Minima, la danse à quatre est renommée Roda Maxima par un des organisateurs devant la liesse dansante qui s’empare de la salle et où une chenille géante s’est formée, initiée par le plus jeune des spectateurs.

Les organisateurs peuvent se réjouir de cette cinquième édition avec 10% de public en plus chaque année et quarante bénévoles dévoués. Les musicien·nes assistent aux autres concerts, échangent, voire se découvrent et s’applaudissent. Tel est l’esprit du festival Les Arches en Jazz. Réjouir les yeux, les oreilles et les papilles du public de plus en plus nombreux. La symphonie poursuit ses gammes.