Scènes

« Météo » trace la carte d’esthétiques nouvelles

Radu Malfatti et Klaus Filip, Dan Warburton, Trio A, BTR, Phil Niblock et Nuts, entre autres, ont marqué de leur empreinte cette édition 2010.


Le rendez-vous mulhousien proposait du 24 au 28 août 2010 une sélection éclectique de musiques actuelles, piochant tous azimuts dans les ramifications de l’improvisation, du minimal au free jazz, en passant par l’électronique, le rock industriel et plus encore.

Rebaptisé Météo, Jazz à Mulhouse s’est définitivement débarrassé de l’étiquette « jazz ». Non qu’il n’y ait plus de jazz ! Mais il y a désormais beaucoup plus que cela.

Cet événement, qui se tient chaque août en Alsace, dit les musiques de son temps, leurs tendances, s’essaie à des prévisions. Il y est question d’atmosphères, de tempêtes parfois violentes qui soufflent sur les certitudes. « Météo » bouscule, provoque débats et controverses mais, par-dessus tout, procure d’inestimables plaisirs.

C’est sous les ors d’un théâtre de la Sinne plein comme un œuf que débute le festival. Entrée en matière consensuelle : Muna Zul, trio de jeunes Mexicaines adoubé par l’ogre John Zorn et abrité par sa maison Tzadik, livre un concert vocal au goût de sucreries versicolores. En deuxième partie, Mostly Other People Do The Killing [1], quartet américain virtuose et pince-sans-rire, revisite l’histoire du jazz, de la Nouvelle-Orléans aux harmolodies d’Ornette Coleman en passant par le bop de Parker et Gillespie, telle cette ébouriffante version de « Night in Tunisia » emmenée de main de maître par le flamboyant Peter Evans, engoncé dans un costume étriqué d’austère employé de bureau. Entendu après concert dans les couloirs, de la bouche d’un musicien invité au festival : « C’était un gag. » Il est vrai que MOPDTK pratique le pastiche, comme en témoignent les titre et pochette de This Is Our Moosic [2]. Toujours est-il que les discussions étaient lancées. Météo était bel et bien ouvert.

Oser Malfatti

Pour nourrir le débat sur les avancées de la musique, on peut compter sur Radu Malfatti. Apparu au sommet de la vague free des années 60, notamment au sein du tumultueux et fier Brotherhood of Breath de Chris McGregor, ce tromboniste autrichien est le pionnier essentiel du réductionnisme. Dès le début des années 90, il se place aux avant-postes du courant minimal, en tireur solitaire. A voir le nombre de ses suiveurs, l’histoire, aujourd’hui, lui donne raison. Toujours avec un temps d’avance, il continue à pousser ses pions, réduisant le réductionnisme à un presque-rien, poussant sa musique dans un abîme de quasi-silence qui, paradoxalement, n’en est pas un, mais fonctionne comme un révélateur d’écoute, une chambre d’écho.

R. Malfatti/K. Filip : le silence comme chambre d’écho - Photo P. Anstett

Associé à Klaus Filip (électronique), Radu Malfatti inaugurait la série des concerts de l’après-midi, entre les murs abandonnés des monumentales fabriques de textiles Dollfus-Mieg et Cie (DMC) - une première fois dans l’histoire du festival. Le décor : faubourgs de Mulhouse, friches industrielles de brique rouge. Rôdent encore aux fenêtres les ombres d’une puissance ouvrière déchue. Le public s’avance à l’intérieur d’un gigantesque hall ponctué de pylônes de soutènement et uniquement meublé de chaises.

Du passé, des consignes de sécurité demeurent. « Méfiez-vous d’un mécanisme inconnu » dit une affiche jaunie. Avec Météo, il faudrait dire : « Plongez-vous dans un mécanisme inconnu. » Car ce qui va suivre restera un des grands moments du festival. D’abord Klaus Filip : une oscillation aiguë, à peine audible dans le système de diffusion multiphonique. Il faut tendre l’oreille. Malfatti, assis, égrène au trombone des notes parcimonieuses, démesurément espacées. Symphonie de l’éther, de l’étirement, aux limites du perceptible. La salle bruisse d’inévitables raclements de chaises, de toux, de respirations. On entendrait presque un clignement de cils. Quarante minutes coulent ainsi, ondes sinus aux variations subtiles sur lesquelles Malfatti cisèle ses interventions à très bas volume. Toute la puissance de l’œuvre tient là, dans cette épure de samouraï, dans l’évitement du geste. Quand la musique se tait pour de bon, flotte dans la salle comme un spectre sonore, un résidu de souffle, la persistance de notes fantômes. Un tour de force.

Ce concert, évidemment, a fait débat. « Mauvaises conditions d’écoute », « trop, c’est trop » ou, ce qui revient au même et serait plus exact : « pas assez, c’est pas assez » : telles étaient les critiques qui revenaient parmi les spectateurs. Croisé un peu plus tard, Malfatti répond : « Ça s’est très bien passé. Je suis satisfait du concert. Le bruit de la salle fait partie du jeu. » Dont acte.

Dans une veine parallèle, Tim Blechmann (électronique) et Seijiro Murayama (percussions et voix) jouent ensuite une musique d’une beauté radicale, minérale et humide, composée de drones et de frottements, de transe rythmique minimaliste et de craquements vocaux, comme une éclosion de vie primitive. Une esthétique qui a à voir avec la danse butô.

Ecoute et acoustique

L’improvisation est la question centrale posée par Météo. Tout l’intérêt, évidemment, réside dans le fait que jamais personne ne fournira de réponse définitive. Cependant, Dan Warburton, compositeur, pianiste et violoniste, infatigable chroniqueur des musiques créatives, verse au dossier des arguments de poids, évitant tous les poncifs du genre et se refusant à toute récitation. Dans la chapelle Saint-Jean, il offre un solo de violon recueilli et subtil, traversé de citations d’œuvres classiques (Bach) et de standards de jazz (Nature Boy), de lignes minimalistes et de gestes réductionnistes, s’inspirant même, avec humour, de la mélodie d’une sirène qui résonne au loin. Une prestation de grande classe, à la fois empreinte de décontraction et d’attention extrême, populaire et savante.
Des rendez-vous à la chapelle, tous les jours sur le coup de midi et demie, on retiendra aussi le magnifique solo de batterie de Fritz Hauser. Ce morceau d’une remarquable limpidité, nourri d’une profusion de timbres et d’intrications rythmiques, culmine dans la montée en puissance d’un simple battement transformé en vague sonore, à la manière d’une roue tournant de plus en plus vite et dont l’œil ne perçoit bientôt plus les rayons que sous forme de disque diaphane.

Sur la grande scène du Noumatrouff, Sophie Agnel (piano), Andrea Neumann (cadre de piano et électronique), Bertrand Gauguet (saxophones) et Benjamin Maumus (mise en son), eux, se livrent à un périlleux exercice de pointillisme et de souffles tendus. L’écoute est au centre de leurs préoccupations et de leur propos. Sur scène, ils disposent d’un système d’amplification spécifique qui leur ouvre de nouvelles perspectives d’improvisation. Sur ces mêmes planches, Frédéric Blondy (piano) et Thomas Lehn (synthétiseur analogique) feront sans doute, en mêlant leurs instruments via de véritables tours de prestidigitation, la plus belle démonstration d’entrelacs et tissages sonores du festival.

Dans une optique radicalement différente, empirique et viscérale, les Libanais de Trio A déploient une musique acoustique inventive, directe et puissante. Ils reprennent les préceptes des techniques étendues, c’est-à-dire l’utilisation non-académique des instruments, et les propulsent dans une direction que l’on nommera rock en ce sens qu’elle ne s’embarrasse pas d’élaborations complexes et va à l’essentiel. La musique gronde, enfle, s’étire et avance inexorablement. C’est là un art de colère et de résistance. Sharif Sehnaoui (g) tisse des motifs hypnotiques à coups de tiges de métal sur sa guitare, Rahed Yassine martèle sans répit sa contrebasse à la mailloche, tandis que Mazen Kerbaj fait de sa trompette un laboratoire des extensions possibles : tuyaux, anches, bols, ballons de baudruche. Au final, un sentiment d’électricité brûle dans l’air alors que pas un ampli, pas une once d’électronique ne sont en jeu. Captivant.

Rock et électricité

Le rock a-t-il sa place dans un festival de musiques aventureuses ? Non, à en croire certains détracteurs au sortir de la prestation de Cannibales et Vahinés [3]. « Consternant, c’était du rock » a-t-on entendu. Nous ne nous rangerons pas à cet avis. Le groupe toulousain, récemment augmenté de GW Sok [4], va bien au-delà du genre. Traversé d’improvisations et de fulgurances free jazz, transcendé par des rythmiques impérieuses, secoué par de froides électricités, porté par une voie au grain d’émeri, Cannibales et Vahinés produit une musique puissante et noire. Il fallait l’oser, cette reprise de l’intouchable Strange Fruit, commencée sur une litanie d’accords lents et glacés et terminée dans un brasier sonique, à l’archet et à la scie, littéralement...

L’un des événements très attendus du festival était la prestation d’un musicien venu du rock, Arto Lindsay, que le guitariste Jean-François Pauvros a invité à jouer avec lui. Tous deux se livrent pendant plus d’une heure à une conversation qui suinte le plaisir des retrouvailles. Le guitariste new-yorkais, figure essentielle du mouvement no wave qui secoua le début des années 80, leader du trio rock épileptique DNA, avait, comme on dit, « la banane ». Tout y est passé : clins d’œil aux maniérismes de l’improvisation, pincées d’auto-dérision et, bien sûr, magnifiques échanges sans redite. Lindsay n’était visiblement pas là pour satisfaire les amateurs de sa récente période néo-bossa nova. Témoin cette version jubilatoire de The Prize, lacérée de méchants accords. Bonheur partagé.

A. Rivière/R. Turner (BTR) : deux générations, une même fureur - Photo P. Anstett

Toute l’intelligence et la pertinence de Météo est d’aller chercher les musiques improvisées dans leurs ramifications les plus inattendues, les plus souterraines. Le trio BTR [5] a craché sur la scène du Noumatrouff sa fureur revigorante. L’alchimie était parfaite entre la batterie tonitruante et libre de l’inoxydable Roger Turner (64 ans), et les assauts abstract noise des Parisiens. On pense évidemment à la collaboration entre les seigneurs bruitistes Wolf Eyes et le maître jazz Anthony Braxton. Une pure réussite.

L’indus swingue

Aux friches DMC, les prestations prennent aussi de sérieuses tournures bruitistes. A tout seigneur tout honneur : FM Einheit, pilier du courant industriel, membre du très influent groupe allemand Einstürzende Neubauten, était associé à eRikm (platines). Le Français soutient largement la comparaison avec le pionnier d’outre-Rhin, propulsant son art dans les arcanes d’une sidérurgie inspirée, rarement fréquentées par des DJ. Il déverse avec maestria des coulées de saturation savamment choisies, rythmées d’impeccables scratches rageurs, tandis qu’au marteau, FM Einheit maltraite une imposante tôle d’aluminium horizontale, frappe un monstrueux ressort à coups de barre de fer, formule encore des stridences à la perceuse électrique. Et oui, ça swingue, terriblement.

FM Heinheit/eRikm : le swing industriel - Photo P. Anstett

En première partie de ce duo d’acier, Maja Ratkje, voix et électronique, produit un set intense, construit progressivement, à la manière d’un puzzle. Elle assemble ainsi fragments sonores et vocaux triturés, jusqu’à ce que prenne forme une tapisserie musicale grand-guignolesque, portée par de puissantes infrabasses. L’artiste norvégienne, qui réinvente l’improvisation vocale à coups de machinations oniriques et cauchemardesques, conclut par une pirouette : une ritournelle en forme de berceuse.

Méditations

Des rendez-vous à DMC, on retiendra enfin, dans un tout autre registre, la très méditative prestation du photographe, réalisateur et compositeur Phil Niblock. Né en 1933, cet Américain est venu à la musique sur le tard, en 1968. Ses œuvres, intuitives, sont bâties sur de longues notes superposées par micro-intervalles, ce qui produit des textures mouvantes d’une extrême densité, génératrices d’harmoniques. Il accompagne sa musique de films réalisés par ses soins. Il projette ainsi sur les murs, en deux cadres accolés aux contenus différents, The Movement of People Working, tourné à travers le monde : images d’hommes et de femmes pauvres au travail, sans visage, répétant les mêmes gestes primitifs du labour, de la pêche, de l’équarrissage, de la menuiserie. Que dit Niblock ? Il invite à une réflexion sur la répétition, la nécessité du recommencement, le dénuement, l’absence de sens, la fatalité de l’acte de création vital. Il y a quelque chose d’édénique dans son art, de spirituel, de religieux peut-être, quelque chose d’un chant bouddhiste. Sa performance est rehaussée par les superbes réverbérations du saxophone de Stephan Ankersmit. Ce musicien hollandais déambule dans le public en tenant une même note dans un époustouflant numéro de souffle continu, explorant l’hallucinant potentiel acoustique de la salle. Il paraît que la réverbération y est de 10,2 secondes. Les spécialistes apprécieront.

Le free brûle encore

Historiquement dédié au free jazz, Météo continue d’aligner quelques fleurons du genre et ravive constamment le feu ancestral grâce au souffle des jeunes générations. Cette année, le premier gros morceau de choix consiste en la venue de The Thing XXL [6], soit le trio du saxophoniste suédois Mats Gustafsson, rehaussé pour l’occasion d’une poignée de mercenaires haut de gamme. Le moteur du septet a bien quelques hoquets, mais une fois la bonne carburation trouvée, les mèches allumées déclenchent des explosions pyrotechniques du plus bel effet : riffs empruntés au rock et hurlés au baryton, rythmiques aux puissances de kalachnikov, solos nerveux. L’ensemble convoque l’esprit de Peter Brötzmann, les souvenirs d’Ayler et de Don Cherry. Mention spéciale au chicagoan Jim Baker, dont les interventions au synthétiseur semblaient inspirées par les puissances astrales de Sun Ra.

J. Baker/M. Gustafsson : les assauts free jazz de The Thing XXL - Photo Ph. Anstett

C’est avec une autre unité free que Météo baisse le rideau, dans le respect de la tradition mulhousienne. Nuts [7], formé autour du contrebassiste Benjamin Duboc, déroule un concert tout en énergie rentrée, en swing clair-obscur, en lumières mélodiques tamisées et saillies de cuivre éblouissantes, en équilibre entre les traditions américaines et européennes des musiques libres. Une parfaite conclusion.

par Vincent Faugère // Publié le 29 septembre 2010

[1Peter Evans (tp), Jon Irabagon (s), Moppa Elliot (b), Kevin Shea (d).

[2Référence au This Is Our Music d’Ornette Coleman.

[3Marc Démereau (s), Nicolas Lafourest (g), Fabien Duscombs (dr), GW Sok (voc).

[4Ancien chanteur du groupe hollandais anarcho-rock The Ex.

[5Alexandre Bellenger (platines), Roger Turner (d), Arnaud Rivière (électronique).

[6Mats Gustafsson (s), Peter Evans (tp), Mats Äleklint (tb), Ingebrigt Haker-Flaten (b), Terrie Ex (g), Jim Baker (p), Paal Nilssen-Love (dr).

[7Itaru Oki (tp), Rasul Siddik (tp), Benjamin Duboc (b), Didier Lasserre (dr), Makoto Sato (d), Ayler Records.