Le free, que c’est Schick !
Présentation du label Zarek de l’allemand Ignaz Schick
Ignaz Schick © Gérard Boisnel
Musicien berlinois aux multiples instruments et aux multiples expressions sonores, Ignaz Schick ne se distingue pas seulement pour sa capacité bricoleuse à créer. C’est aussi l’un de ces musiciens insatiables qui vouent leur carrière artistique à la rencontre de l’autre. Artiste électronicien et turntabliste que l’on peut classer aux côtés de Christian Fennez, Joke Lanz ou Martin Tétreault avec qui il avait enregistré un album remarqué, Schick est avec son label Zarek l’auteur de nombreux disques avec la fine fleur de la musique improvisée transatlantique. Entre travail bruitiste fébrile et insidieux et coup d’œil furtif vers les musiques urbaines, Zarek offre un formidable catalogue à l’imaginaire très fort où des figures de l’AACM croisent la fine fleur des souterrains berlinois. Tour d’horizon d’une année 2024 particulièrement fructueuse.
On ne peut pas, parlant d’Ignaz Schick, faire abstraction de son duo sur le long terme avec le batteur Oliver Steidle, des Killing Popes. Avec Ilog 3, Schick et Steidle poursuivent le désir d’une musique versatile et mal peignée qui doit tout autant au punk qu’à la musique contemporaine, sans négliger les boucles décalées d’un groove infectieux. C’est la feuille de route de « Broken Melancholia » et ses nappes de synthétiseurs écorné par les rythmes et attaqué par les sons acides. Derrière ce qui peut ressembler à une forêt d’électronique volontiers hostile, il y a un travail d’une rare minutie. Une construction opiniâtre d’un champ sonore particulièrement cohérent où, au milieu des flux et des lames de fond les platines peuvent délivrer des échappatoires et des disjonctions. Ainsi, « Black Fire », le premier morceau d’un album aux morceaux plus courts est une lente mise en abyme. Un description précise du sujet où au milieu des tambours et d’un bourdon léger peut intervenir quelques instants d’une voix lyrique : une once de réalité dans un monde de chimères et de sensations dans lequel il convient de lâcher prise.
C’est toujours avec Streidle que Schick développe une autre brillante corde à son arc, cette fois-ci en trio avec le contrebassiste Ingebrigt Håker Flaten, qui s’invite dans une atmosphère plus marquée par une musique improvisée nerveuse que par la recherche de l’ordonnancement des sons. Car si le travail d’Ignaz Schick est exceptionnel, c’est qu’il double son identité d’électronicien par celui d’un saxophoniste talentueux. Son alto est un flux intranquille qui va à l’aventure aux côtés d’une batterie taillée pour l’exercice. Tout semble opposer le travail d’Ilog de celui de ce Cliffhanger : au format court, souvent très direct, le trio préfère la tangente. Les choses s’installent avec beaucoup de méticulosité mais n’ont qu’une direction, celui du mouvement et de l’énergie collective.
La pression qu’exerce Flaten sur le jeu du batteur est souvent très mouvementée et exacerbée. Dans la première partie de « Cliffhanger #1 », morceau de plus d’une demi-heure, il contraint Streidle à jouer au cordeau, comme pour mieux permettre au saxophone d’exploser dans une rage pleine d’acidité, finalement assez proche de l’univers électronique du berlinois, quoique plus profonde et moins explosive. Il n’y a rien de Janus dans les différentes personnalités musicales, elle se complète parfaitement sans perdre un cap que Schick atteint avec des trajectoires sinueuses ou au contraire, comme ici, d’une grande constance dans le flot d’énergie que le trio double dans un volume 2 qui conserve les mêmes attributs.
S’il existe une voie médiane dans l’expression d’Ignaz Schick, c’est peut-être avec le vétéran des musiques improvisées munichoises, Gunnar Geisse, et le batteur Ernst Bier qu’elle se trouve. Hawkind Extended permet au patron du label Zarek d’exprimer à la fois la rage de son saxophone et les rythmiques de guingois avec des comparses rompus à l’exercice électronique. « The Large Scale », le morceau le plus intense d’un album puissant en est le meilleur exemple. Gunnar Geisse, qui vient s’ajouter ici au duo avec une guitare infusé d’électronique, devenu une sorte de générateur de sons par nappes est un révélateur de la clarté du jeu d’Ignaz Schick, par son constant travail de l’ombre. Un disque de transitions entre les univers.
Avec le valeureux membre de l’AACM Douglas R. Ewart, Ignaz Schick s’associe à la fois à un maître et à un pair. Il est d’évidence, dans les directions esthétiques prises par Schick que le travail que Ewart a pu mener avec George Lewis a une grande importance. Now is Forever est un double album dense et étrange qui a toutes portes ouvertes sur l’imaginaire. Le climat très électronique est habité par les deux artistes, mais il fait face, comme en miroir, avec le son très organique des flûtes shakuhashi qui sont familières au chicagoan. Sur « False Affluence II », ces flûtes de bambou dominent une vague troublante fait des mêmes sifflements, comme une boucle qui se refléterait. Lorsque Douglas Ewart passe au saxophone, le propos devient plus vindicatif à mesure que Schick se met aux platines.
Le ton devient peu à peu plus acide, et lorsque le saxophone est délaissé par la voix, dans une poésie cryptique, on pense peu à peu à des directions prises par Frank Zappa dans certaines de ses pièces de la fin des années 60. Now is Forever est un bijou d’écoute profonde, dans lequel il convient de se laisser submerger par la poésie et une scénarisation des sons qui pourra évoquer certaines heures du Drame Musical Instantané de Jean-Jacques Birgé, surtout « The Nature of Things », le morceau le plus intense de cette rencontre. Ignaz Schick est un musicien singulier dont le chemin est balisé par ce label plein de surprises.