Sur la platine

Les parties de campagne de Jean-Jacques Birgé

Pique-nique au labo avec le Professeur Birgé.


Le pique-nique au labo de Jean-Jacques Birgé, c’est l’occasion rêvée de revenir en un disque physique sur les rencontres compulsives du musicien avec d’autres artistes dans le cadre d’enregistrements mis en ligne sur son site internet. Nous nous en faisons souvent l’écho, et ce travail au long cours tient autant de l’indexation des idées et des envies du musicien que d’une cartographie fidèle des forces en présence dans la musique créative en France et de par le monde. À ce titre, Pique-Nique au Labo, troisième du nom, telle une douce fête des voisins, est comme un panorama pour juger de la cohérence de l’œuvre. Et donner l’envie d’aller plus loin, voire de remonter aux racines.

Lorsqu’on parle de musique inventive et joyeuse, d’improvisation où l’humour et la fantaisie ne sont pas bannies, il est d’usage d’y rencontrer Élise Caron ; le contraire nous aurait même chagriné. Dans Pique-Nique au Labo III, on la retrouve dans « Utiliser une vieille idée » que nous célébrions déjà dans une précédente chronique. Mais ce qui est intéressant dans ce genre d’album, ces profils de l’œuvre qui servent de rattrapage et donnent envie d’aller plus loin, comme des étudiants un peu perdus dans la profusion, c’est qu’ils permettent de se pencher sur les zones d’ombre : ainsi, la découverte de la vocaliste Violaine Lochu, aperçue il y a quelques années à Jazz à Luz, donne envie d’aller écouter le disque en entier : Moite est un album en trio avec la guitariste Tatiana Paris, une des musiciennes prometteuses du label Carton. L’électronique de Birgé ronronne dans les ondes de la guitare, la voix de Lochu est puissante, lourde, théâtrale… On est conquis tout de suite par l’intensité dramatique de « Moitié Moite », et on sera secoué davantage sur l’album par « Cédez à la pire de vos impulsions », tiré d’une des cartes des Obliques Stratégies de Brian Eno, un procédé que Jean-Jacques Birgé avait déjà utilisé dans Questions avec Élise Dabrowski et Matthias Levy.

Le pique-nique, c’est aussi la bouffe. C’est surtout la bouffe. Jean-Jacques Birgé peut improviser sur tout ce qui est musical ; et comme, pour lui, tout est musical comme pour d’autres tout est politique [1], il semble pertinent que les travaux du pique-nique regardent dans nos assiettes. C’est le sujet de « Manger avec quelqu’un qui n’a pas d’appétit, c’est discuter Beaux-Arts avec un abruti », une des pièces du trio qui réunit l’hôte avec Csaba Palotaï et la violoniste Fabiana Striffler. L’idée est de convoquer des plats et d’improviser dessus. Le violon nous emmène vite dans les méandres du Danube que les cordes de Palotaï connaissent par cœur. Le piano de Birgé est l’élément solide du plat, quand ses compagnons se chargent des épices ; sur l’album -* **, on goûtera d’autres mets, comme un fabuleux mezze et, selon ses goûts personnels et son degré de passion pour une Europe Centrale omniprésente, on choisira le sucré « Màkostészta » et sa guitare bouillonnante ou l’ardent « Töltött paprika » où Birgé utilise l’un des instruments de la lutherie Viret.

Puisqu’il est question de cuisine, on s’intéressera pour finir à Raves, le trio qui réunit autour de Jean-Jacques Birgé le bassiste Olivier Lété et la formidable tubiste Fanny Méteier dont on n’a pas fini de parler. Très en vue dans l’ONJ, et membre de notre Nouvelle Vague, Méteier est au cœur d’un travail assez sombre où les claviers de Birgé tracent au fusain des routes tortueuses dans une forêt sombre. L’instrumentarium y est pour beaucoup, tant les différentes inflexions sont subtiles. Comme d’autres précédentes rencontres au labo, c’est avec le jeu de cartes improvisationnel d’Eno que les directions sont pensées. « Un très court » est dans, ce Pique-Nique au Labo III, le plus récent enregistrement de ce panorama. Raves est le trente-neuvième rugissant de cette collection qui n’en finit pas de nous surprendre et de nous réjouir.

par Franpi Barriaux // Publié le 7 janvier 2024

[1L’un n’empêchant pas l’autre, du reste.