Scènes

Autres temps, autre Moers

Une 52e édition politique et avant-gardiste autour de Ligeti, de l’Afrique et de la liberté.


Le festival de Moers, en Allemagne, tient à sa tradition de rendez-vous politique, musical et artistique. Lieu emblématique depuis les années 70, la ville de Moers accueille toujours une foule bigarrée de musicien·ne·s chercheur·euse·s, d’amateur·trice·s exigeant·e·s et de familles venus flâner, jouer et acheter les centaines d’objets artisanaux hippies et les boissons diverses que proposent les stands nombreux le long des allées reliant les scènes. Comme les synapses - symbole de cette édition - les sentiers piétons/vélos vont d’un espace à l’autre, forment une boucle, et sont autant de marchés à ciel ouvert.

Les synapses de Moers © Inga Klamert

Moers est un festival assez ramassé mais qui demande de bons mollets. Précisons que le slogan assumé est : Moers is not a jazz festival !

Parmi les directions artistiques suivies par le festival, la liberté est la première. Cela se traduit par exemple par la scène Annex dont la programmation est assurée par les musicien·ne·s et s’annonce au dernier moment.
La volonté d’accueillir le plus grand nombre possible de participant·e·s se matérialise avec la scène pour les petits, où les musicien·ne·s programmé·e·s viennent jouer avec les enfants. C’est encore une troupe artistique qui circule en animant une immense structure gonflable en forme de synapse. Ce sont des concerts dans la rue, en centre-ville, sur une place, devant un magasin ou le piano-mobile, une scène montée sur un petit véhicule passe-partout qui passe partout. Enfin et surtout, c’est l’accès libre à l’ensemble du site (excepté les scènes) offert aux habitant·e·s qui passent ainsi de bons moments, entre échos des musiques en plein air, food trucks, jeux et stands de patchwork.

Cette édition se concentrait sur la personne de Lukas Ligeti et aussi la musique de son père György.
Enfin, en plus des commandes du festival à certains ensembles, une version en ligne – Moersland – propose du contenu enrichi, notamment le mixage final des sessions « En même temps » qui consistent à faire jouer deux groupes sur deux scènes différentes, les musicien·ne·s ayant des casques audio s’entendent et peuvent interagir, mais le public ne peut entendre que la partie à laquelle il assiste.

Ici, l’affaire de Moers, c’est la place des musiciennes. Comme par enchantement, elles sont présentes, nombreuses et actives.

Ceci posé, le programme proposé pendant les quatre jours du week-end de la Pentecôte était bien dense et les propositions musicales très intéressantes, contrastées, libertaires, inventives et libres. La petite vingtaine de concerts entendus pendant le festival a été l’occasion de découvertes, de confirmations et beaucoup de plaisirs. Ici, l’affaire de Moers, c’est la place des musiciennes. Comme par enchantement, elles sont présentes, nombreuses et actives. Comme pour encore mieux mettre en évidence les manquements des festivals « à l’ancienne » qui pensent encore que Jazz est un mot masculin.

Je tombe d’abord sur le trompettiste belge Bart Maris et Maya Dunietz en pleine jam session avec des tout-petits de 2 à 6 ans sur la scène ad hoc. Cette joyeuse cacophonie est libre et ensoleillée. Puis première scène Annex, avec un quintet européen et un public très à l’écoute. Sur la scène, Luise Volkmann (as), Bex Burch (xylo), Caroline Kraabel (as), Maria Portugal (d), Élisabeth Coudoux (cello) et Jan Krause (g) se laissent porter par l’interaction. Dans la grande salle couverte, une moitié d’orchestre menée par Lukas Ligeti joue avec des casques connectés à l’autre scène ouverte où joue l’autre moitié du groupe pour une création spéciale Ligeti : « En même temps ». Si le concept est cher à Moers, il est difficile à défendre. Pourquoi séparer un groupe sur deux scènes et ne pas faire profiter le public de l’interaction, essence même du jazz ? De plus, on sent clairement les flottements sur la scène lorsque l’autre partie du groupe prend l’initiative musicale, alors on a la sensation que les musicien·ne·s regardent passer les trains. En filant, au milieu du concert, vers l’autre scène, on constate le même sentiment de conversation à sens unique.

Brandon Seabrook trio © Inga Klamert

Tout cela sera oublié grâce au fantastique concert du trio réunissant le batteur Gerald Cleaver (qui est mis en avant dans cette édition), le guitariste et banjoïste Brandon Seabrook et le joueur étonnant de diddley bow, Cooper-Moore. Entre défilé punk-arty et groove glissant, les gens dansent et quand Seabrook s’empare du banjo, c’est Buster Keaton qui apparaît.
Le concept nommé Moersify consiste à donner de petits concerts dans l’espace urbain de la ville. On retrouve, sur une placette de Moers, la harpiste Maéva Rabassa, la pianiste Maya Dunietz (juchée sur le piano-mobile) et l’alto écossais Raymond MacDonald. Tous les trois, entre bruits de travaux, moteur de véhicules, jouet d’enfant bruyant, discussions de piétons, vont recréer une scène-bulle, avec humour et délicatesse, que la pianiste qualifiera de « girly ». Changement radical d’ambiance avec la découverte de la chanteuse et guitariste de Guinée Équatoriale Nélida Karr. Elle se démarque immédiatement des divas habituelles venues d’Afrique par une faculté à changer de registre le temps d’un claquement de langue et par sa maitrise très rock de la guitare. Une bonne surprise.
Quelques concerts plus tard, on assiste à un hommage à la musique de Chris McGregor et son légendaire orchestre Brotherhood of Breath par un ensemble détonant mené par le batteur octogénaire et sur ressorts, Günter Sommer. La section de cuivres envoie dans tous les sens, c’est un véritable feu d’artifice roboratif. Il faut dire que l’orchestre est constitué de sérieux·ses solistes : Anke Lucks (tb), Anna Kaluza (as), Gebhard Ullmann (ts, fl, bcl), Gerhard Gschlößl (tb), Lina Allemano (tp), Matthias Schubert (ts), Nikolaus Neuser (tp), Raymond MacDonald (ts, as), Robert Lucaciu (b), Silke Eberhard (as), Uli Gumpert (p), Tobias Delius (ts, cl) et Frank Gratkowski (as, cl, fl).

On retrouve ensuite pour une nouvelle expérience « at the same time » le pianiste finlandais Aki Rissanen et son instrument incroyable, l’Omniwerk, qui tient du clavecin pour la forme mais grâce aux ajouts peut sonner comme un drone, un orgue, une vielle à roue, une kora ou une guitare électrique saturée. Il joue en duo (mais seul sur cette scène) avec Joe Grass à la pedal steel, qui lui répond depuis la scène ouverte. Cette fois, l’expérience a l’air de fonctionner.

Raissa Mehner, Simon Camatta, Salomé Amend © Nils Brinkmeier

Une nouvelle session Annex présente un trio constitué de Raissa Mehner (g), Salomé Amend (vib) et Simon Camatta (d). Les musicien·ne·s se connaissent, la guitariste et la vibraphoniste ont même un duo constitué, aussi l’interaction est encore plus fluide. Le public est captivé par cette musique vivante, pleine d’étincelles, et réserve un bel accueil au trio. La guitariste impressionne par ses propositions musicales, sa sonorité et son attitude d’écoute. On en reparlera. Il est temps de se presser devant le Red Desert Orchestra de la pianiste Ève Risser qui fait le plein de la scène ouverte. Une belle énergie s’en dégage et les pages qui se tournent entre improvisation bruitiste et envolées africaines sont la même histoire. Un cliquetis perpétuel traverse l’orchestre et les chorus sont très applaudis, celui de la saxophoniste Sakina Abdou un peu plus, semble-t-il…

Eve Risser © Inga Klamert

Juste après, sur la même scène, le duo italien Jooklo, qui joue devant la scène, vient allumer le public avec une musique binaire ultra-puissante, à base de batterie martelée et d’effets saturés de saxophone avec ampli. Debout les morts !

Ce qui se passe à Moers est à l’image de la scène européenne. Beaucoup de mélanges, de rencontres et une confiance donnée à la fois aux musicien.ne.s et au public.

En repassant à l’Annex, on tombe sur la saxophoniste Silke Eberhard entourée du trompettiste Nikolaus Neuser de l’incroyable bassiste Damon Smith et de la guitariste Sandy Ewen. Ça joue mélodique.
Dans la grande salle, deux jeunes femmes se succèdent pour deux spectacles/performances modernes et radicales. D’abord l’Américaine Crystal Peñalosa aux machines électroniques, avec des projections vidéo, qui impose une transe électro psychotique avec une couleur rouge. Ensuite, Nina Garcia et son programme Mariachi, seule au milieu du public, sous une douche de lumière. C’est noir. La guitare électrique saturée à l’ampli est poussée à fond et les sub-basses font vibrer les vêtements, les organes, les corps. C’est un tunnel vibrant, une plongée en apnée dans les extrêmes du son. Magnifique et épuisant.
Revoilà Tatiana Paris, guitariste du Red Desert Orchestra, à l’Annex en bonne compagnie, pour un set très énergique (encore Damon Smith à la contrebasse) et une transition toute trouvée pour écouter le groupe Burkina Electric mené par Lukas Ligeti et la chanteuse Maï Lingani et deux danseurs pour la mettre en valeur.

Tim Hodgkinson, Chris Cutler, Maya Dunietz © Andre Symann

Juste avant de quitter le festival, un dernier concert et pas des moindres, puisqu’après une première au Café Oto de Londres la semaine précédente, le trio de Maya Dunietz (p), Chris Cutler (d) et Tim Hodgkinson (sax) remet ça sur la scène ouverte. Le bruit extérieur ne gêne pas l’écoute pour les frottements et feulements des instruments qui interagissent en douceur. Le soleil tape, le public somnole. C’est à ce moment que Maya Dunietz change de direction en trois clusters sur le piano et le trio s’embarque dans une direction plus dynamique et altérée. Un grand moment.

Ce qui se passe à Moers est vraiment à l’image de la scène européenne. Beaucoup de mélanges, de rencontres et une confiance donnée à la fois aux musicien·ne·s (la scène Annex en témoigne) et au public. L’héritage des années 70 est finalement moins présent dans les stands qui vendent des sarouels made in China que dans l’esprit libertaire, bienveillant et ouvert qui traverse le festival. Bien sûr, il y a beaucoup de concerts et aussi des « vedettes » comme Kenny Garrett ou Marilyn Mazur, mais l’essentiel est dans les propositions, les projets, les tentatives.