Entretien

Tomeka Reid, une conscience libre

Tomeka Reid, conscience, créativité et violoncelle. Tout ensemble pour le meilleur.

Tomeka Reid © Gérard Boisnel

Une personnalité comme Tomeka Reid ne se rencontre pas tous les jours. On le découvre en lisant ses réponses à nos questions : elles touchent à de nombreux sujets, de son rapport à son instrument en passant par son histoire avec l’AACM. Alors qu’elle fait paraître Old New avec le quartet qui avait déjà illuminé 17W, Tomeka Reid évoque sa participation à l’Art Ensemble of Chicago, sa relation avec Nicole Mitchell et la nécessité de défendre la diversité et la liberté dans nos musiques. L’occasion, pour les rares qui ne l’auraient pas encore placée au centre de leur discothèque, d’affirmer à quel point il s’agit d’une artiste majeure.

- Pouvez-vous vous présenter ?

J’ai grandi dans la région de Washington DC. J’ai déménagé à Chicago en 2000 après avoir obtenu mon diplôme de premier cycle et je me suis familiarisée avec la scène musicale en tant que membre du Black Earth Ensemble de Nicole Mitchell, puis en tant que membre du Loose Assembly de Mike Reed et du Dee Alexander’s Evolution Ensemble.

Tomeka Reid © Frank Bigotte
Tomeka Reid

Comment avez-vous choisi le violoncelle ? Comment percevez-vous son intégration (trop lente) dans le paysage du jazz mondial ?

J’ai opté pour le violoncelle en classe de musique de 4e année. Je suis allée dans une école d’immersion française où nous avons suivi tous nos cours en français, sauf pour la musique.

Le violoncelle a joué un rôle dans le paysage du jazz dès les groupes de James Reese Europe, mais je pense qu’il a été remarqué plus tard par des bassistes tels que Oscar Pettiford, Sam Jones, Ray Brown et Doug Watkins.
Chico Hamilton a également utilisé le violoncelle dans ses ensembles, à savoir Fred Katz et Nate Gershman. Dans les années 60, je pense qu’à mesure que la musique commençait à s’ouvrir et qu’il y avait davantage d’intérêt à utiliser des couleurs différentes dans les groupes de jazz, le violoncelle a commencé à se retrouver dans les ensembles, et cette fois vraiment dans les mains des violoncellistes (plutôt que dans celles des bassistes). Des musiciens comme Calo Scott, Abdul Wadud, Diedre Murray, Muneer Fennell et Akua Dixon, puis un peu plus tard, Erik Friedlander, au moins en ce qui concerne les Etats-Unis. Bien sûr, il y avait des violoncellistes en Europe comme Tristan Honsinger et Ernst Reisinger. Je pense que les gens s’intéressent de plus en plus à la polyvalence du violoncelle et l’utilisent davantage dans les ensembles. Il y a toujours de la place pour le violoncelle, à mon sens !

- Vous avez joué avec Fred Lonberg-Holm, notamment avec Christoph Erb en Suisse…. Y a-t-il d’autres violoncellistes qui sont importants pour vous en ce moment ?

En fait, j’ai davantage joué en duo avec Fred qu’avec Fred et Christoph. Nous avons enregistré un disque avec Keefe Jackson, mais je ne pense pas que cette combinaison ait jamais été reprise. En fait, nous sommes devenus un trio, Christoph, Keefe et moi, notamment parce que Fred avait énormément de dates.

Par ailleurs, Abdul Wadud et Diedre Murray continuent d’exercer sur moi une influence assez importante.

Tomeka Reid, Roscoe Mitchell © Gérard Boisnel

- Vous êtes membre de l’AACM, vous y avez même occupé des postes de direction. Quelle est l’importance de ce mouvement pour vous dans votre développement ?

Très important ! Je pense que j’avais en moi des énergies similaires à ce que l’AACM incarne… faire pour soi-même, être authentique, etc. Mais intégrer l’AACM et se retrouver avec d’autres qui partageaient ce même esprit, c’était comme trouver sa famille. Trouver son troupeau, comme ils disent. C’était un endroit où vous ne vous sentiez pas à l’écart, où l’on vous encourageait à devenir vous-même et à trouver votre propre voix. Je pense que j’ai eu beaucoup d’occasions d’explorer là-bas et cela m’a ouvert les yeux et les oreilles à tant de choses qui m’ont aidée à grandir personnellement et musicalement.

Intégrer l’AACM et se retrouver avec d’autres qui partageaient ce même esprit, c’était comme trouver sa famille.

- Dans le contexte politique actuel, l’AACM a-t-elle encore un poids, une importance, un rôle ?

Absolument. L’AACM a été un modèle pour de nombreuses organisations à travers le monde et a donné naissance à certains des plus grands compositeurs américains des XXe et XXIe siècles. Les gens en sont encore à les découvrir (ce qui est une honte : ils devraient être nommément connus, en particulier la première et la deuxième génération) tant ils ont influencé de musiciens et universitaires, poètes, danseurs, artistes visuels. Et ça continue encore. Cela fait plus de 50 ans et même si l’organisation a eu différents degrés d’activité, elle continue d’exister.

- Vous travaillez avec de nombreuses musiciennes : on vous a entendue dans le premier album de Jaimie Branch, dans votre quartet on retrouve Mary Halvorson, vous travaillez avec Nicole Mitchell et Kyoko Kitamura…. Au-delà des choix artistiques incontestables, est-il important de défendre les questions de genre dans la musique aujourd’hui ?

Désormais, lorsqu’un ensemble est strictement masculin, je le remarque immédiatement. On le constate tout le temps. Parfois, on se gratte la tête comme pour dire « vraiment, encore ? ». Chacun est libre de faire ses propres choix, bien sûr, c’est leur musique après tout, mais je pense qu’il est important d’y réfléchir et peut-être de sortir des choix normatifs.

Je pense qu’il est primordial pour les musiciens et le public de voir plus de diversité dans les ensembles. La musique a besoin de toutes sortes d’énergies et elle les englobe toutes.

Je me sens privilégiée d’avoir eu la chance d’être sous la direction de chefs de groupe majoritairement féminins, ce qui, à mon avis, est une expérience assez unique. Vivre cela dès le début et en voir les tenants et aboutissants, constater qu’un jour peut-être, je pourrais aussi diriger mes propres groupes parce que j’avais autour de moi des modèles féminins qui le faisaient à un haut niveau, cela a été très important pour moi. Je pense qu’il est primordial pour les musiciens et le public de voir plus de diversité dans les ensembles. La musique a besoin de toutes sortes d’énergies et elle les englobe toutes.

Nicole Mitchell, Tomeka Reid, Mike Reed © M.A

- Avec Mary Halvorson, Jason Roebke et Tomas Fujiwara, vous avez créé un quartet qui semble vous aller parfaitement. Comment les musiciens ont-ils fait leur choix ? Considérez-vous votre violoncelle comme une sorte de langage véhiculaire entre la contrebasse et la guitare, dans cet orchestre où tous ont une place égale ?

J’ai d’abord principalement joué avec des musiciens de Chicago dans mes premières formations, car j’y étais basée, mais je voulais changer le line-up. J’ai demandé des suggestions à Nicole Mitchell et Mike Reed et ils m’ont suggéré Mary Halvorson et Tomas Fujiwara puisque j’avais joué avec eux dans Living by Lanterns. De plus, Mike pensait que Tomas et moi avions une bonne connexion musicale… Je leur ai demandé et ils ont accepté. Je travaillais avec Jason depuis environ un an. J’ai pensé qu’il pourrait être impossible pour le groupe d’exister vraiment puisque nous ne vivions pas tous dans la même ville ; néanmoins nous avons réussi à trouver une solution. Je pense qu’il est bon que l’énergie de Chicago et celle de New York coexistent.

J’aime que tout le monde puisse changer de rôle, alors oui, tout le monde a une place égale. Je peux fonctionner comme une batterie ou une basse. Jason peut jouer de la mélodie pendant que je joue de la basse. Nous pouvons tous changer de rôle, ce qui rend la musique plus intéressante pour moi, de sorte que personne ne se sente contraint de remplir un rôle qui est généralement uniquement prescrit à l’instrument qu’il a choisi.

- Old New, comme 17W avant lui, est déterminé à combiner une tradition enracinée dans la Great Black Music avec des formes très modernes et en rupture. Où vous situez-vous sur cette échelle ? La pensez-vous pertinente ? Voulez-vous vraiment vous y positionner ?

J’aime être dedans et être dehors. Je pense que les deux peuvent exister harmonieusement. Mais je n’y songeais pas vraiment de cette façon.

Art Ensemble of Chicago © Gérard Boisnel

- Vous avez travaillé avec Braxton, également avec Roscoe Mitchell, mais nous avons néanmoins le sentiment que vous ne voulez pas vous inscrire dans des écoles et des filiations. Votre parcours, votre langue est un but ultime et unique ?

Je pense que la plupart des improvisateurs peuvent être influencés par certains musiciens, mais qu’en fin de compte, nous cherchons tous à découvrir notre propre voix, notre propre langage. Voilà ce que l’AACM encourage vraiment… l’idée de créer un chemin, de trouver le sien et d’absorber le reste autant que l’on veut ou que l’on peut. Ensuite, c’est de soi que ça vient. Mais oui, je pense que développer son propre langage sur son instrument est le but ultime de la plupart des improvisateurs.

- Qui sont les personnes avec qui vous aimeriez travailler ?

En ce moment, je suis très heureuse de travailler avec toutes les personnes qui m’entourent. C’est un honneur, vraiment ! Je n’aurais jamais imaginé jouer dans l’Art Ensemble of Chicago. Mais j’aime travailler avec des gens qui sont ouverts à essayer de nouvelles choses/idées. J’aime les chefs d’orchestre qui répètent avec plaisir pour que nous puissions en apprendre le plus possible sur la musique, même dans un temps limité. Et je suis toujours heureuse d’improviser avec d’autres cordes.

- Quels sont vos projets futurs après Old New ?

J’espère enregistrer mon septuor à cordes en janvier. J’ai écrit un ensemble de compositions inspirées de l’art visuel de ma mère. J’ai quelques enregistrements en duo qui sont en préparation avec Alexander Hawkins et Joe Morris. J’aimerais bien écrire de la nouvelle musique pour le Quartet, mais j’ai été très occupée, surtout depuis que j’ai rejoint l’Art Ensemble, alors j’ai besoin de trouver du temps pour ça. J’aimerais aussi avoir plus de temps pour composer en général et peut-être couper et prendre un peu de temps pour moi.