Canarias Jazz, festival volcanique 🇪🇸
Festival archipel pour un public exigeant et attentif.
L’invitation à la 33e édition du festival espagnol Canarias Jazz sonnait un peu comme une promesse tropicale de plages bondées de touristes et de palmiers alignés où quelques scènes en plein air proposeraient une musique d’ambiance pour un public indifférent. Il n’en fut rien.
Invité par le festival et les offices de tourisme de Tenerife et Gran Canaria, Citizen Jazz – avec d’autres médias jazz – a pu bénéficier d’un programme à la fois culturel et touristique, pour découvrir aussi bien le festival que le patrimoine de l’archipel.
Ce festival – qui fête vaillamment ses 33 ans – est très bien implanté. En premier lieu parce qu’il s’adresse avant tout aux habitant·e·s de l’archipel, quelque 2 millions d’Espagnol·e·s et des milliers de jazzfans. Ensuite parce que son fonctionnement, itinérant (il se déroule essentiellement sur les deux îles principales, Tenerife et Gran Canaria, mais n’oublie pas les six autres) permet à la plupart des gens d’assister aux mêmes concerts, ce sont les groupes qui vont d’une île à l’autre. Et surtout parce que les concerts se déroulent dans des lieux de culture comme l’auditorium de Santa Cruz de Tenerife - sorte d’immense casque de conquistador posé au bord de l’océan et signé de l’architecte Santiago Calatrava - des théâtres comme le Teatro Leal (1915) de San Cristóbal de La Laguna ou le Teatro Guimerá (1851) à Santa Cruz de Tenerife et le Buenos Aires Jazz Club de Las Palmas de Gran Canaria. Bien entendu, le climat permet des concerts en plein air, sur les places historiques de centre-ville, des plages, des complexes touristiques également. Chaque fois, la programmation s’adapte au lieu et au public visé.
- Chris Potter Quartet @canariasjazz
Aussi, à San Cristóbal de La Laguna, le théâtre Leal est bondé pour assister au concert du quartet du saxophoniste Chris Potter, en tournée mondiale. Il faut dire qu’il est accompagné de trois autres pointures que sont le pianiste Brad Mehldau, le contrebassiste John Patitucci et le batteur Jonathan Blake. Quatre hommes sur scène. Jonathan Blake ouvre les oreilles pour se fondre avec les prises de parole du pianiste, minimaliste au point qu’on finit par se demander s’il appuie sur les touches du clavier ! Le programme est rodé, un peu étriqué dans le format de tournée, l’émotion n’est pas le fort de ceux-là. La musique de Chris Potter, toute typique et charnue soit-elle, est faite de la même trame et la structure du concert reste uniforme. Même débit, même format d’une pièce à l’autre. Seul Jonathan Blake, stoïque derrière son set de batterie au ras du sol – sa marque de fabrique – a l’inspiration flamboyante, provoquant des moments d’excitation musicale partagés par un public conquis.
ce festival est membre de l’Europe Jazz Network, bonne idée pour sortir de l’isolement que confère souvent la situation insulaire
Dans la file d’attente de ce concert, des habitants me confiaient qu’ils viennent chaque année au festival et que l’absence de communication (aucune affiche ou programme dans la ville) n’est pas un problème car tout le monde sait qu’il faut regarder le programme en ligne. Ce que confirmera plus tard le directeur du festival Miguel Ramirez : pas de communication papier par souci d’économie, tout le monde utilise internet. Ce dernier - également musicien, qui parfois se programme avec son big-band – est ouvert aux différentes esthétiques du jazz. Chaque édition comprend quelques têtes d’affiche américaines en tournée (Dave Douglas, Chris Potter, Théo Croker, Jonathan Kreisberg, Cécile McLorin Salvant [1]), d’une partie de groupes locaux et quelques incursions dans les musiques dérivées, dont un gros contingent afro-cubain (Chucho Valdés, Harold López-Nussa, Perinké Big Band…), du gros blues qui tache avec Anna Popovic, de l’afro funk nigérian avec Adédèjì et encore d’autres propositions plus intimistes et aventureuses. D’ailleurs ce festival est membre de l’Europe Jazz Network, preuve supplémentaire de sa position européenne en réseau, une bonne idée pour sortir de l’isolement que confère souvent la situation insulaire.
- Cécile McLorin Salvant @canariasjazz
Santa Cruz de Tenerife, abrite le Teatro Guimerá où se produit le groupe de la chanteuse Cécile McLorin Salvant. Le hasard des tournées de festival fait que je l’ai vue en concert avec ce même groupe quatre jours auparavant au festival Souillac en Jazz dans le Lot. Le théâtre à l’italienne très bien restauré et à l’acoustique parfaite a été l’écrin parfait pour la chanteuse. Cécile McLorin Salvant a ceci de particulier – elle vit le jazz – de ne pas avoir de programme précis en concert. Aussi, elle s’adapte en fonction du public, du lieu, de son humeur. Pour cela, elle est accompagnée par un trio de musiciens rompus à tous les styles, capables de démarrer au quart de tour parmi une longue liste de morceaux. La relation très forte entre la chanteuse et son pianiste, l’excellent Sullivan Fortner, est le cœur du moteur. Y compris lorsqu’elle lui fait trouver sur l’instant les harmonies d’un nouveau morceau qu’elle décide de chanter ici, en espagnol, pour plaire au public. On peut écouter ce groupe, concert après concert, la musique est différente, l’énergie toujours aussi exigeante, le plaisir renouvelé. La principale qualité de la chanteuse réside dans sa faculté à briser les structures et les accentuations des chansons pour les interpréter à sa façon, unique, colorée et inattendue. Même a cappella, accompagnée par les claquements de main du public, elle s’affranchit des rapports aux temps forts ou faibles, mais ne lâche jamais la pulsation intérieure qui conditionne le morceau. Témoin et passeuse, elle interprète des compositions de musicien·es contemporain·es comme Gregory Porter ou Gretchen Parlato, sa façon de créer le futur panthéon du jazz du XXIe siècle (dont elle fait déjà partie !). Aux Canaries, elle choisit de chanter en espagnol « Gracias a la vida ». Elle me confie qu’elle ne chante que dans les langues qu’elle maîtrise un minimum soit le Français, l’Anglais, le Créole, l’Espagnol… ce qui lui permet déjà d’enchanter un grand nombre de personnes.
- Theo Croker @canariasjazz
Le temps de passer d’une île à l’autre en empruntant un gros ferry facétieux, et le festival se déroule en plein air sur la place de l’hôtel de ville de Las Palmas de Gran Canaria. La scène fait face à la cathédrale Santa Ana en pierre volcanique, comme la plupart des constructions sur l’archipel, lui-même composé d’une chaîne de volcans. Ici, en plein centre historique de la ville, à deux pas de la maison de Christophe Colomb [2], se déroulent les concerts de fin de festival, comme un bouquet final. On assiste au premier double plateau qui comprend le Perinké Big Band en première partie, suivi du chanteur nigérian Adédèjì. Le premier groupe n’a rien de particulier si ce n’est de jouer de la musique cubaine en big band, avec une chanteuse typique et un chef d’orchestre aussi sautillant qu’imprécis. En revanche, on se laisse surprendre par la naïve et débordante énergie du groupe d’afro funk d’ Adédèjì. Puissant et communicatif, son groove et ses riffs de cuivre ne laissent pas indifférent.
d’une exigence intimiste à la fête la plus populaire, avec un certain succès
Le lendemain, au même endroit, le contraste est encore plus accentué. Theo Croker en quartet et en tournée mondiale permanente vient ouvrir la soirée. Son installation multimédia, avec un écran géant, un set d’effets électroniques et les lumières ne sont pas tant adaptés que ça à la scène en plein air. L’espace acoustique ne rend pas justice à son projet (et le vent qui souffle n’aide pas). La musique est clairement inspirée de la période électrique de Miles Davis, avec du matériel moderne. Le batteur est très actif et fonce tout droit et Croker utilise de temps à autre des enregistrements de voix sur lesquels il joue, proposant ainsi un projet syncrétique d’images, de textes et de sons.
Pour finir, la blueswoman Ana Popovic vient planter la dernière banderille avec un concert fort et cadré, binaire et sans accroc. Le public est debout et danse, la soirée est parfaite.
Avec plus de soixante concerts sur les huit îles que compte l’archipel, le festival fait le plein de musiques créatives et populaires. Le spectre va d’une exigence intimiste à la fête la plus populaire, avec un certain succès.
L’accueil du festival, la journée organisée par l’office de tourisme de Gran Canaria comprenant des visites de villages et d’exploitations de café, bananes ou mangues et une expérience forte de gastronomie locale ont donné un relief tout spécial à ce voyage, bien loin des clichés attendus. L’expérience est à tenter pour qui séjourne sur place au mois de juillet, quelle que soit l’île d’ailleurs.