Scènes

À Nevers, une succession de bonnes surprises

Retour sur le D’Jazz Nevers Festival à Nevers du 13 au 15 novembre.


Celia Kameni © Maxim Francois

Il y a du renouveau lors de cette édition 2024 de D’Jazz Nevers Festival avec la création d’une nouvelle structure, le pôle de référence jazz Big Bang Ce projet est porté par l’association D’Jazz Nevers et le Centre régional du jazz en Bourgogne-Franche-Comté, avec les financements de la DRAC Bourgogne-Franche-Comté, du Conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté, de Nevers Agglomération et du Conseil Départemental de la Nièvre. L’ambition commune vise à dynamiser la filière jazz à l’échelle de plusieurs territoires : Nevers et son agglomération, la Nièvre et la région Bourgogne-Franche-Comté, et lui permettre d’acquérir une visibilité à l’échelle nationale et internationale.
Big Bang est axé autour de cinq champs d’action : la diffusion, le soutien à la création, l’éducation artistique et culturelle, le soutien et l’accompagnement en région et l’information-ressource. Cette évolution structurelle s’inscrit dans la longue histoire d’un festival qui souffle cette année ses trente-huit bougies.

Sophia Domancich © Maxim Francois

Retrouver Nevers est un véritable plaisir, l’équipe du festival regroupée autour du Directeur Roger Fontanel témoigne d’un grand professionnalisme. Cette édition 2024 fut convaincante à la fois par sa programmation et par l’adhésion d’un public fidèle. Cet auditoire a accueilli avec enthousiasme Sophia Domancich pour une prestation qui a marqué les esprits, son trio d’une modernité sans pareille a célébré la notion de liberté musicale. Mark Helias avait enregistré avec la pianiste et Andrew Cyrille un beau disque paru en 2011 chez Marge, Courtepointe - Live At The Sunside . C’est ici Eric McPherson qui complète ce nouveau trio, et quel trio ! Les compositions montent en puissance progressivement sous les doigts de Sophia Domancich qui, à l’instar de Paul Bley, sème des accords étonnants. L’aisance avec laquelle elle installe des atmosphères palpitantes ouvre à toute une série de perspectives musicales. Mark Helias est bien le pilier du trio, son assise rythmique inflexible ne néglige pas les incursions contemporaines avec un jeu à l’archet bouleversant, son engagement est édifiant. Rien d’étonnant à ce que surviennent des traces de Monk, le swing d’Eric McPherson contamine ses partenaires et, avec son jeu exceptionnel sur les toms et la caisse claire, il s’affirme comme le digne successeur de Roy Haynes dont on apprend ce soir la disparition. Un album de ce trio homérique doit être enregistré chez PeeWee !, il est forcément très attendu.

Voilà une paire d’artistes qui ne cesse de développer une musique poétique et ce depuis des années. Élodie Pasquier et Didier Ithursarry ont magnifiquement construit et exécuté un cheminement mélodieux. « Passage » est une belle illustration de ce qu’est l’invitation au voyage, l’accordéoniste apporte une dimension considérable sur le plan harmonique, les notes graves, appuyées, enveloppent les incursions précieuses de la clarinettiste, visiblement ravie de partager cette aventure avec l’auditoire conquis. Ce face-à-face témoigne d’une complémentarité singulière, la clarinette basse se promène, portée par la puissance orchestrale de l’accordéon qui jamais n’empiète sur sa partenaire : ce sont avant tout des histoires de souffles qui se conjuguent. « Desiludido » composition du Brésilien Jorge Pereira Simas (plus connu sous le nom de Tico-Tico) , apporte un contraste épicé lors du rappel bien mérité.

Ce n’est plus à proprement parler une déclamation en solitaire, mais une combinaison resserrée et pluraliste de sonorités exquises.

L’Acoustic Large Ensemble de Paul Jarret a proposé une musique qui naviguait entre des séquences néo-classiques et des passages où le silence se propageait au second plan. Volonté du compositeur sans doute, qui privilégie les coloris distincts des timbres, comme si la masse orchestrale se devait de renoncer à l’exubérance. La couleur de l’harmonium de Thibault Gomez n’est pas étrangère au recueillement qui peu à peu s’installe en filigrane des compositions. Si l’aspect sensoriel prédomine, les références aux musiques minimalistes ne manquent pas avec la répétition de courts motifs, des bribes de La Monte Young ou d’Arvo Pärt apparaissent. Malgré le nombre important (quatorze) de musicien·ne·s sur scène, c’est inversement une économie de notes qui circule, Paul Jarret vise l’épure musicale. À la sortie du théâtre, le public était très partagé et pour une bonne part désorienté.

Didier Ithursarry & Elodie Pasquier © Mario Borroni

À deux, comment ont-ils pu arriver à un tel degré de perfection sans que jamais l’ennui ne s’installe dans la salle bondée de la Maison ? Assurément avec beaucoup de travail derrière eux et par une connaissance absolue de leur sujet actuel : Antônio Carlos Jobim, l’icone brésilienne. Géraldine Laurent et Paul Lay peuvent continuer de proposer leur duo à de nombreux festivals, le public de toutes générations ne sera jamais déçu et pour cause : la place dévolue au lyrisme se passe de commentaire. L’intelligence avec laquelle les compositions ont été choisies permet de découvrir une facette de Jobim qui évite toute forme de banalité. Ressasser une pénultième fois « Girl From Ipanema » n’aurait guère eu d’intérêt. Ce sont des morceaux peu diffusés comme « Piano na Mangueira », cosigné avec Chico Buarque, « Valsa do Porto das Caixas » composé à l’origine pour le film de Paulo Cesar Saraceni Porto das Caixas qui ont été sublimés par des improvisations de haut vol. Géraldine Laurent impressionne par les composantes incandescentes de son style qui laisse transparaître des influences de Stan Getz, voire de Charlie Parker lors de ses envolées notoires. La saxophoniste fusionne pleinement avec le jeu fécond de Paul Lay qui, avec sa composition « Tom », rend un ultime hommage au maître brésilien.

Le quintet Poetic Ways rend hommage avant tout aux musiques afro-américaines, mais des surprises se produiront tout au long de la soirée. Celia Kameni installe d’entrée une telle force émotionnelle que cela conduit Raphaël Imbert à se surpasser sans cesse au saxophone, partagé entre les incantations de Coltrane et d’Ayler. Le concert, enregistré ce soir par France Musique, donne lieu à des échanges musicaux imaginatifs, la finesse rythmique élaborée par Anne Pacéo, Pierre Fenichel et Pierre-François Blanchard y est pour beaucoup. Le gospel, de même qu’un chant antifasciste, sont mis à l’honneur avec foi mais c’est la composition de Jacques Brel « Les Marquises » qui se révèle élégiaque. Ce groupe a enthousiasmé le public.

Vincent Courtois © Maxim Francois

Changement radical de registre artistique avec la lecture musicale Traverser la cendre. La Shoah ressurgit avec des paroles extirpées de lieux où des femmes et des hommes furent réduit·e·s à néant. Ce texte a été écrit il y a cinq ans par Michel Simonot et sa publication fait partie d’une trilogie avec Le But de Roberto Carlos, histoire d’un jeune émigré qui traverse l’Afrique pour devenir footballeur en Europe, et Delta Charlie Delta qui témoigne de la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré, morts dans un transformateur électrique en 2005. Le traitement sonore issu du dispositif électronique de Franck Vigroux amplifie l’impact significatif des mots, des cœurs qui battent, des détonations et des stridences symbolisent l’horreur qui achemine des êtres humains dans un voyage sans retour. Le texte rend compte des problématiques liées à la représentation du réel et à l’usage du langage, Michel Simonot rend la parole aux êtres humains disparus.

Avec Les Géants Terrestres, Anne Quillier a fait cohabiter des séquences organiques en associant ses claviers au violon de Fany Fresard, au violoncelle d’Anaïs Pin et à la clarinette de Pierre Horckmans qui mérite des éloges pour avoir assuré sans faille le remplacement de la seconde violoniste. La nature est au centre des compositions, les respirations bienvenues dans la succession du maillage des improvisations donnent du corps à la formation qui passe allègrement de mélodies sémillantes à des pizzicati énervés. Caractérisés par une capacité à proposer un large éventail d’écriture musicale qui rappelle quelquefois Art Zoyd dans ses séquences obscures, Les Géants Terrestres ont captivé l’auditoire.

Eva Klesse © Maxim Francois

Fabuleux, c’est le mot qui convient parfaitement à Thérapie de couple, projet franco-allemand proposé par Daniel Erdmann qui est décidément sur tous les fronts. Son expressivité au saxophone ténor est toujours très convaincante, mais son écriture raffinée est un pur bonheur pour ses partenaires de scène tout comme pour le public venu nombreux. Remarquée avec Marilyn Mazur et Wolfgang Muthspiel, Eva Klesse s’en donne à cœur joie à la batterie, elle fait rayonner le groupe par sa prestation où l’énergie et la joie se confondent. Le camp français s’enrichit ce soir d’un élément en la personne d’Arnault Cuisinier qui remplace brillamment au pied levé Robert Lucaciu, souffrant. Que dire du solo ardemment applaudi de Vincent Courtois qui a fait passer son violoncelle par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel ? Ce n’est plus à proprement parler une déclamation en solitaire mais une combinaison resserrée et pluraliste de sonorités exquises. Clément Janinet fait désormais partie intégrante de la formation, la vigueur qu’il déploie au violon dans la première partie de la suite musicale dédiée à Louis de Funès et Romy Schneider confirme bien son intégration réussie. Quant à Hélène Duret, elle est tout simplement généreuse dans ses interventions aux clarinettes. Ce pont musical qui enjambe le Rhin avec Thérapie de couple a fait alterner des clartés mystérieuses non dénuées de swing et une tonicité rythmique jouissive.

Du cristal de roche, voilà ce qui peut être associé à la musique du quartet de Dave Douglas qui a subjugué le public : personne n’est resté insensible aux multiples propositions du trompettiste. Tout coule de source, les improvisations témoignent d’une créativité hors norme, aboutissement de nombreuses décennies passées aux côtés de John Zorn ou de la troupe théâtrale genevoise Les Montreurs d’Images. Dave Douglas est un poète attentif à l’évolution constante des musiques improvisées. En réunissant autour de lui son vieux compagnon de route Joey Baron avec la nouvelle génération incarnée par le New-Yorkais Nick Dunston à la contrebasse et l’éblouissante pianiste polonaise Marta Warelis, il démontre sa capacité à être un guide spirituel du jazz. Le traitement réservé à « Take The A Train », composé en 1939 par Billy Strayhorn, restera l’un des instants de grâce de ce festival. La modernité avec laquelle chacun des instrumentistes s’empare de ce standard ferait pâlir d’envie tous ceux qui se réclament du jazz de demain. Lorsque Nick Dunston prend un solo à la contrebasse, il va droit au but, alliant concision rythmique et finesse d’interprétation. Marta Warelis invente inlassablement une partition composée d’accords fluides et agrémentée d’effets sonores obtenus dans le corps de l’instrument. On imagine à peine ce qu’elle pourra inventer dans les années à venir. Joey Baron ne se contente pas de soutenir tout ce beau monde, il le provoque avec allégresse et ses ponctuations aux cymbales sont d’une telle énergie que tout devient chimérique. Du grand art et avec le sourire en plus. Ce concert a permis de reconsidérer ce qu’est la transmission musicale d’un art plus que centenaire que l’on dénomme le jazz sans savoir vraiment ce qu’il signifie au bout du compte ; Dave Douglas apporte là une réponse d’une lisibilité absolue.

Dave Douglas & Marta Warelis © Maxim Francois

Roger Fontanel a rendu hommage à un partenaire privilégié, la Spedidam, organisme de gestion collective des droits de propriété intellectuelle des artistes interprètes qui fut également la première Société civile à financer le festival lors de sa création. Une fois de plus, ce sont les mélanges ingénieux d’ambiances et de styles musicaux qui ont donné une identité forte à D’Jazz Nevers Festival. Mes remerciements s’adressent à toutes les nombreuses personnes impliquées dans cette aventure collective et qui vont de Marie-Claude Nouy toujours très attentionnée, à l’équipe chargée de la restauration du festival, La Carriole rouge, qui se doit d’être citée pour son inventivité culinaire ayant comblé tous les artistes présents.