L’amour d’Ornette par Tiziano Tononi
Deux albums enchantent Ornette et les racines de la Great Black Music.
Tiziano Tononi apparait sur des centaines de disques, son drumming fait le bonheur de nombreux musicien·ne·s, mais ce sont les albums publiés sous son nom qui retranscrivent le mieux son attachement viscéral aux musiques afro-américaines. Ornette Coleman est l’une de ses inspirations principales comme ces deux albums en témoignent. Le profond attachement à l’histoire complexe du free jazz ne fait pas seulement de ce batteur transalpin un observateur érudit mais un acteur déterminé à l’image de ses références musicales intemporelles.
L’entrée en matière de No Time Left ! publié par Long Song Records ne peut être plus explicite : ce sont bien des cellules rythmiques qui se chevauchent afin de se reproduire par de nouvelles formes. Certes, les parfums du free jazz des années soixante se propagent allègrement, mais plus de cinquante années passées ont permis l’émergence de nouveaux mondes musicaux traversés ici par des fulgurances éclectiques.
Une chose demeure, sublimée, intemporelle, le blues qui se déverse par des nappes grasses dans « New York Funeral Blues… (For Ornette C.) », Steve Swell fait rejaillir des coulées de lave incandescentes avec son trombone, soutenu par les notes fragmentées du contrebassiste Joe Fonda. Le chemin tracé est dès lors déblayé et s’ouvre en grand pour Daniele Cavallanti qui conclut seul au ténor. Rarement un ode à Ornette n’aura été aussi explicite. La disparition du grand saxophoniste texan à New-York est survenue quatre jours avant que les premières notes de cet enregistrement adviennent dans le studio de Douglass Street à Brooklyn, la musique n’en est que plus incisive.
Porté par la rythmique de feu d’« Untitled # 1 (For Gil Evans) » Herb Robertson fait sonner sa trompette joyeusement et nous rappelle que les cris du free étaient aussi porteurs d’exaltations enjouées. Les digressions polyphoniques qui font ressurgir quelques intonations de Lonely Woman se propagent sur un mantra urbain dans « Song For Harry Miller » composé par Daniele Cavallanti. Cela donne vite lieu à des chants cuivrés à l’unisson, la contrebasse se fait la maîtresse du jeu et c’est un régal pour les interactions rythmico-mélodiques de Tiziano Tononi. Le phrasé du saxophoniste n’est pas sans rappeler les scansions de Dewey Redman, là aussi la construction harmonique se libère de règles préétablies, tout comme le final détaillé porté par la batterie. La force dégagée par « Cyrille, The Inspirer » témoigne d’une écriture graduelle et installe un climat où toute thématique tend à disparaitre, les flûtes jouées en chœur par Danielle Cavallanti, Steve Swell et Joe Fonda irradient cette composition. « Slaps, Tones & Drones (For Bill Dixon) » redéfinit les codes du jazz libre par des fragmentations sans cesse changeantes et « I See You Now, Jim ! (For Jim Pepper) » oscille entre harmolodie et funk cuivré.
À l’instar d’Ornette Coleman, l’abolition des frontières musicales converge vers un hommage à la liberté dans ce superbe disque qui ne cesse de surprendre.
L’énergie collective propagée dans Form And Sounds AIR SCULPTURES est la résultante d’un travail peaufiné dans ses moindres détails, sans que jamais la fraicheur des improvisations n’y perde en efficacité. Du grand art.
Cet album publié par Felmay mériterait d’être écouté scrupuleusement dans les écoles dédiées au jazz qui fleurissent autour de la planète. C’est avant tout l’intemporalité qui s’inscrit dans ces seize compositions et l’orchestre se réapproprie une trame historique du jazz sans qu’une datation poussiéreuse puisse s’y référer.
Le swing irrésistible déclenché dans « Fireworks In N.Y.C » rappelle combien la trompette fut l’accompagnatrice de choix d’Ornette. Entre la virtuosité de Freddie Hubbard et l’avant-gardisme de Don Cherry, cette pièce est imprégnée d’une sensibilité à fleur de peau, le tout soutenu par la cymbale ride de Tiziano Tononi. Un processus harmonique progressif fait décoller « Izenzanga Dancin’ » rehaussé par l’apport rythmique teinté d’orientalisme, l’universalité d’Ornette Coleman s’y perçoit amplement. « Forth Worth Country Stomp » subtilement orchestré, apparaît comme un ode enjoué, la structure rythmique évoque l’Afrique et perpétue les développements percussifs d’Ed Blackwell.
L’écriture mélodique typique d’Ornette rejaillit immédiatement dans les reprises de ses compositions, Tiziano Tononi jette alors un pont entre ces airs coutumiers et des excursions effervescentes dans les musiques du monde.
Le bouillonnement communicatif manifesté dans « Rushour » par des textures variables vise à une certaine pureté, « Peace » subit une mutation aérienne, transporté par la flûte de Piero Bittolo Bon et « The Blessing » plonge dans les racines de la musique afro-américaine, sublimé par le violon d’Emanuele Parrini, toujours imprévisible.
Cette musique largement accessible s’éloigne de tout académisme, elle rappelle combien l’œuvre d’Ornette Coleman a toujours privilégié l’aspect émotionnel. Exemplaire, Tiziano Tononi a réussi à développer un concept qui jette un pont entre la tradition et les expérimentations actuelles, il est primordial de découvrir cet album novateur.