Chronique

Art Sonic

Cinque Terre

Joce Mienniel (fl), Sylvain Rifflet (cl), Cédric Chatelain (htb, eng horn), Sophie Bernado (basson) Baptiste Germser (cor)

Label / Distribution : Drugstore Malone

Très attendu, suite au concert de création de l’ensemble, ce disque surpasse toutes les attentes fantasmées.
Rares sont les albums qu’on écoute avec l’impression d’entendre de la musique pour la première fois, rares les moments d’interrogation émerveillée où l’on perd ses repères, où l’on se retrouve à nu, dépouillé.
C’est le cas de Cinque Terre et sa musique magnifique, nouvelle et sacrée.

Comme avec Spaccata, on est transporté dans les brumes incertaines et frontalières entre musique improvisée et musique contemporaine. Entre jazz et classique. Mais là où le premier offrait un écrin écrit pour nonette de saxophones classiques aux improvisations d’un trombone jazz, Art Sonic ruse. Avec l’apparence du très conventionnel quintette à vent, la formation propose une musique extrêmement colorée, concise et dynamique. Trois ingrédients majeurs de la formule. Les couleurs sont, ici, en effet, un élément fondamental, et l’enregistrement restitue fidèlement le rendu de leur spectre. Que ce soit le souffle des musiciens dans les anches et embouchures ou bien les cliquetis des clés, en complément du son ou comme instrumentation unique et principale, les effets de growl, couinements, harmoniques, claquements…, toutes ces fioritures, ces sonnailles, participent à l’élaboration du son. Parfois, il faut chercher à identifier les notes fantômes, les faux-semblants, les jeux de cache-cache des sons entremêlés.

De même, la structure des morceaux, basée soit sur des schémas mélodico-rythmiques simples et cycliques, soit sur des chants en contrepoint, va à l’essentiel. Le motif ou le thème est directement attaqué, la fin est abrupte, les ruptures et enchaînements sont nets. L’économie du verbe et l’ascétisme du discours sacralisent la parole. Le rapport entre écriture et improvisation se joue dans l’interprétation libre de partitions souvent succinctes, plus évocatrices que dirigistes, dont les sources d’inspiration sont des tableaux, des motifs, des rythmes, de petites choses simples. Enfin, la dynamique de l’ensemble est un ressort tendu et essentiel. C’est un disque à écouter assez fort, dont il faut entendre les plus bas murmures et recevoir les plus hautes clameurs.

Cinque Terre est agencé en trois parties reliées par des miniatures – pièces courtes, exercices de style. L’ouverture se fait sur « Sequenza delle Cinque Terre » (signée Mienniel), longue suite en cinq parties évoquant ces villages de Ligurie. Un imaginaire méditerranéen, transposé par une évocation à peine dissimulée des bruits de la mer ; ressac, accastillage, cornes de brume. Mais c’est surtout, le long de ces cinq pièces, la flûte de Joce Mienniel qui domine, des tourbillons de « Vernazza » aux impulsions rythmiques de « Riomaggiore ».

La deuxième partie comporte quatre morceaux qui s’enchaînent sans pause. Quatre « tubes », quatre pièces pour soliste. « ® and Silence » (S. Rifflet) dans un nouvel arrangement, met en avant le hautboïste Cédric Chatelain qui déroule la mélodie avec retenue tandis que les autres produisent un contrepoint rythmique et soufflé ; puis, sur « Electronic Fire Gun », du même auteur, Baptiste Germser se lance au cor dans une longue déclamation tout en rondeur, soutenu par des riffs sautillants qui passent soudain à « Xiasme ». Cette composition d’Edward Perraud, empreinte d’une énergie intrinsèque évidente, est mise en valeur par tout un éventail de sonorités, souffle, bruits de clés, slaps, etc. C’est pour Sylvain Rifflet l’occasion d’un solo délicat à la clarinette dont les frottements et les écorchures sonores marquent la tension. Enfin, pour la dernière pièce de cette partie, « Les mélodies éphémères » (J. Mienniel), Sophie Bernado, au basson, emporte tout sur son passage. Dès l’introduction, elle chavire dans une mélopée orientalisante puis s’envole pour une phrase lyrique, déconcertante de légèreté et de dynamisme sur un instrument en apparence aussi dur. Il s’agit d’évoquer les effets des changements de saison sur le feuillage d’un érable du Japon. On passe donc aisément d’une couleur musicale à l’autre, d’un tempo à l’autre et, toujours, le basson est en avant.

La dernière partie réunit trois compositions très différentes. Sur les très belles « Herbes luisantes » d’Antonin-Tri Hoang, Art Sonic figure les herbes matinales par des stries mélodiques, des cliquetis rythmiques, tout un arrangement coloriste où la mélodie semble se dissoudre. « Ferrata », signé Cédric Chatelain, lui, en appelle à l’univers ferroviaire. Et là encore, il prend la main. Tout s’achève avec « Un dessein », une composition de S. Rifflet dont le mode d’écriture particulier est basé sur un rythme. On y retrouve les hachures sonores du début, ces étonnantes séquences où l’ensemble joue un même motif rythmique rapide et percutant, en forme de zébrures. Une pulsation haletante, sorte de katajjaq pour quintette à vent.

Cinque Terre n’est pas un disque à mettre entre toutes les oreilles. Il provoque une espèce d’ensorcellement, de magie, qui entraîne un état de manque. Sans concession, cette musique inspirée de la tradition minimaliste, du blues, de l’électronique et de la musique concrète fait tomber toute éventuelle réticence de la part des auditeurs grincheux. Déferlante et magnifique, elle ne fait aucun prisonnier.