Sur la platine

Hans Lüdemann, l’Europe aime ses confins

Deux disques du Trans Europe Express soulignent la richesse du jazz européen.


Hans Lüdemann © Michel Laborde

On a compris que pour le pianiste Hans Lüdemann, le Trans Europe Express (TEE) est davantage qu’un terrain de jeu et d’expérimentation. Doté d’une des plus belles forces de frappe d’Europe, l’orchestre européen à forte dominante franco-allemande a trouvé un terrain d’entente qui tient de l’esprit de famille : de quoi pousser à la rencontre, à l’agrandissement et à la concorde, comme un petit parlement européen dévolu au jazz. Après un premier On The Edges paru en début d’année où Lüdemann invitait le chanteur et oudiste Majid Bekkas, le TEE sort coup sur coup deux nouveaux chapitres de leur histoire commencée en 2018, avec un second chapitre à dominante nordique et un troisième aux couleurs de l’Italie pour montrer que, plus que jamais, l’Europe du jazz est fête.

Imaginons un instant une ligne de saxophone tenue par Alexandra Grimal et Silke Eberhard : il n’y a pas loin à divaguer, la magie opère dès « On The Edges 2 » qui donne son nom à l’album. Le travail en grand ensemble de Hans Lüdemann est éprouvé, mais on goûte dans ce morceau la belle mécanique : l’adepte du piano transformé par l’électronique joue ici avec un son des plus organiques, dans une construction très solide. Il s’appuie pour cela sur la batterie de Dejan Terzic et la contrebasse de Sébastien Boisseau, un trio de base qui fait le bonheur de Lüdemann depuis de nombreuses années. Plus loin, avec « Standard Default », c’est la dynamique de groupe qui fait encore la différence : Trans Europe Express aime les temps longs qui permettent à chacun de s’offrir quelques plages comme des temps suspendus, à l’image de l’onirique prise de parole de Régis Huby que Hans Lüdemann et Dejan Terzic prolongent comme un moteur qui redémarre après quelques instants de roue libre ; au regard de la masse des solistes d’envergure, on pourrait s’attendre à quelque bousculade, mais avec Yves Robert aux saxophones, tout reste parfaitement construit, intégrant même à merveille les nouveaux venus.

Ici, ce sont la chanteuse suédoise Sofia Jernberg et le guitariste finlandais Kalle Kalima qui se joignent au TEE. C’est une gageure pour Hans Lüdemann, car dans le premier volet de On The Edges, la direction prise, lorgnant vers la musique africaine, était dans l’ADN du fondateur du Trio Ivoire. Cependant, avec Kalima, le pianiste allemand est en terrain connu ; le guitariste finlandais a joué dans le premier disque du TEE, et son électricité s’intègre comme une dernière pièce de puzzle. Remplacé numériquement par Ronny Graupe [1] sur On The Edge 1, les deux guitaristes se retrouvent ici sur « U11 » [2], sans doute le morceau le plus musclé de cet album paru chez BMC. L’ajout d’une personnalité comme Jernberg, habituée aux grands ensembles avec le Fire ! Orchestra ou le Trondheim Jazz Orchestra, se fait aussi tout naturellement. Dans « Erdfarben », où elle joue de son instrument-voix en se mêlant aux saxophones comme autant de masques, Jernberg est une improvisatrice à l’univers immense, comme le démontre son récent trio avec Tomeka Reid et Farida Amadou. Elle apporte ici une entropie située au cœur du jazz européen et le représentant tout entier.

Trans Europe Express © Michel Laborde

On The Edges 3 explore d’autres frontières. Avec le piano de Rita Marcotulli, le ton de Hans Lüdemann se fait radicalement différent. Une langueur et une vraie douceur naissent de ce nouvel orchestre, et dès « Stagione », on perçoit des couleurs méditerranéennes dans l’accordéon de Luciano Bondini. L’entente de ce dernier avec le trombone d’Yves Robert est d’une souplesse peu commune. Si le versant nordique de On The Edges 2 laissait apparaître une implacable mécanique, le temps est ici à l’errance. Et pourtant rien n’a changé : Terzic comme Boisseau ont toujours la même rigueur, la complexité des pianos est toujours de mise… Mais il y a dans « Collisione Mondiale » comme une brise venue de quelque bal populaire ; le violon de Régis Huby est ici au centre, parfois en tant qu’élément perturbateur. C’est aussi un fabuleux créateur de nostalgie aux côtés d’un Biondini intenable, et surtout celui qui convoque de nouveau l’implacable engrenage entropique du TEE à la fin du morceau. L’accordéoniste a travaillé avec Andreas Schaerer, aux côtés de Kalle Kalima d’ailleurs, et c’est cette famille du jazz européen qui est à la manœuvre au sein de cet orchestre.

Le talent de Hans Lüdemann est de savoir s’adapter à ses invités, et de mettre son orchestre au service d’une parole commune. Avec On The Edge 3, le pianiste retrouve avec gourmandise Rita Marcotulli et se fait plus joueur, quand dans les contrées du nord, on le trouvait davantage à la baguette. Preuve en est, sur ce troisième volet, il laisse parfois ses musiciens s’occuper des morceaux, à l’image de ce « Leggerezza » signé par Alexandra Grimal qui est certainement l’un des morceaux les plus ouvragés de ce très bel album, ou « Rita In Paris » écrit par Marcotulli. Le Trans Europe Express est le meilleur moyen de sillonner le continent du jazz le plus rapidement du monde en profitant de l’ensemble du paysage. Il nous tarde désormais de voir l’orchestre de Lüdemann aller jusqu’aux confins de l’Europe Centrale.

par Franpi Barriaux // Publié le 21 janvier 2024

[1Les deux guitaristes sont des intimes du pianiste.

[2Un morceau de Silke Eberhard, on notera qu’il a été enregistré dans la même session que On The Edges 1, NDLR.