Chronique

Ljungkvist| Davis | Vågan | Skarbø

Inland Empire

Fredrik Ljungkvist : ts, clar - Kris Davis : p - Ole Morten Vågan : b - Øyvind Skarbø : d

Label / Distribution : Clean Feed

« Inland Empire » est un film de David Lynch dont le personnage principal, une femme en détresse, est tristement confrontée à des prédictions sur sa vie. Le mystère entoure l’intrigue. Faux-semblants, rebondissements, hallucinations… on est chez Lynch.
Mais Inland Empire traduit l’Empire du Milieu, la Chine impériale du temps des guerres de l’opium. Opium, hallucinations…
Faut-il voir dans ce titre d’album une quelconque volonté d’entraîner l’auditeur dans les volutes bleutées d’une musique évanescente et assurément pleine de surprises, voire de falsifications ?

Sûrement. Car le quartet qui présente un visage des plus classiques (saxophone/clarinette et un trio piano/basse/batterie) joue avec malice une musique qui ressemble à s’y méprendre à un jazz écrit et structuré. Alors que non.

Enregistré en direct en 2016 dans le musée norvégien Haugesund Billedgalleri avec une prise de son au cordeau, ce concert-album réunit quatre musicien.ne.s aux styles et méthodes éclectiques qui s’accordent sans accroc pour délivrer une musique mi-écrite, mi-improvisée dans laquelle on se perd avec lâcher-prise.

La présence sonore du saxophoniste Fredrik Ljungkvist est prédominante, mais c’est plus le fait de l’acoustique du musée que d’un leadership musical. Il déroule un jeu mélodique et assez doux, avec un sens du legato suspendu et nonchalant qui hypnotise. La paire rythmique Øyvind SkarbøOle Morten Vågan assure un tapis moelleux (encore une fois la salle froide du musée force l’économie de moyens sonores). Skarbø suggère, esquisse plus qu’il ne frappe mais il est en permanence de connivence avec le bassiste Vågan pour découper les mesures de façon inattendue, épileptique, pointilliste.
C’est dans cette configuration que la pianiste Kris Davis se montre aussi mystérieuse que cohérente. Tantôt elle colle à la mélodie, suivant les mélismes du soufflant, tantôt elle déroule une cavalcade grondante - accords plaqués aux deux mains, ou bien, presque sans un mouvement, faisant sonner des notes fantômes. Toute sa science du piano classique, des standards de jazz et de l’improvisation libre est ici au service d’une musique généreuse et, comme le milieu d’un empire, équilibrée. Avec une bonne dose d’énergie à la clé.

Sur la composition qu’elle signe « Surf Curl », le thème sautille frénétiquement, petit motif répété et transposé à l’envi, comme un poisson se débattant hors de l’eau. Les ruptures mélodiques et rythmiques sont une suite de relances qui donnent l’illusion que la musique va plus haut, plus fort, plus vite… pour finir par mourir en s’éloignant. Un sens de la narration que l’on retrouve dans toutes les musiques signées Kris Davis.

Le disque ne sort que maintenant, produit par le batteur Øyvind Skarbø chez Clean Feed, et on réalise, quatre ans plus tard, à quel point Kris Davis poursuit encore et toujours un chemin personnel de plus en plus riche, explorant les recoins les plus aventureux tout en maintenant l’illusion mystérieuse d’être d’un classicisme irréprochable.