Scènes

Arches en Jazz : la confirmation

Forts coefficients à Port-Bail sur mer !


Prenez une association - Jazz et Musiques en Cotentin - ; un projet - programmer des concerts, des musiques improvisées, du blues, de la soul, des musiques du monde - ; un festival - le 3e week-end de septembre - ; un projet durable et associatif - des actions pédagogiques, citoyennes tout au long de l’année -, remuez et vous obtenez la 4e édition du festival Les Arches en Jazz à Port-Bail-sur-Mer en Cotentin.

Dans un esprit d’ouverture, d’extension géographique et d’essaimage, la veille de l’ouverture, à la Haye du Puits, le cinéma Rialto programmait, dans le cadre de Ciné-rencontres, le documentaire musical américain de Sydney Pollack et Alan Eliott, Amazing Grace, sur le concert mythique de la reine de la soul, Aretha Franklin. A la suite du film, Sébastian Danchin présentait la biographie de la chanteuse.

Marion Rampal

Pour l’heure, le groupe à géométrie variable Mazarski, actif depuis vingt ans, ouvre le festival en quintet. Marzarski, (ex-Djangologie), ne s’enferme pas dans un jazz manouche pur et dur mais s’inspire de ses aînés au gré des compositions originales de Damien Cordelet et de Manuel Decocq. Dès le premier morceau, « Au lait », le son acoustique des guitares de Damien Cordelet et de Gary Grandin envahit la salle, suivi de l’accordéon facétieux de Jean-Michel Trotoux. La douceur des guitares et du violon de Manuel Decocq charme les oreilles du public dans « Nuits Blanches ».
Leurs pochettes de CD sont en carton artisanal, les enregistrements se font dans les studios locaux et leur son reflète une harmonie qui ne les lâche pas.

Le soir venu, à la salle Emile-Jeanne de St Lô d’Ourville, le duo Marion Rampal et Pierre-François Blanchard dévoile Le Secret. Ce concert est en collaboration avec Jazz Sous Les Pommiers où Marion Rampal est résidente pour trois années.
« Écoutez la chanson bien douce qui ne pleure que pour vous plaire » est la clef de ce Secret pas tant gardé et partagé avec une salle bien pleine. La symbiose de ce duo déferle en vagues, douceur de la voix de Marion Rampal et virtuosité mozartienne du pianiste.
L’auditeur traverse l’histoire américaine au fil de correspondances étranges avec Joséphine Baker dans « Sans Amour » ou dans « Prison » liant Paul Verlaine et le poème « Le ciel est par-dessus le toit ».
Le duo revisite la chanson française de la fin du XIXe, début du XXe, le spleen baudelairien, la douce mélancolie du blues, la musique de Gabriel Fauré et même Franz Schubert et le lied « Auf dem Wasser zu Singen », si délicieusement interprété. Le répertoire nous transporte dans des récits et de témoignages de lutte pour la liberté. Des silences, des surprises, des apartés, une feuille de papier introduite dans le piano de Pierre-François Blanchard qui sonne alors comme un clavecin pour un clin d’œil au folklore anglais de Robert Johnson. Poésie et esthétique rythment les chansons. Au final, le secret dévoilé, « Des ronds dans l’eau » dédié à Pierre Barouh dont Pierre-François Blanchard fut le pianiste, berce d’une onde de spleen le public totalement ravi.

Duo Brady © Gérard Boisnel

Le Duo Brady, Michèle Pierre et Paul Colomb aux violoncelles et visages pailletés, invite le public en l’église romane Notre-Dame de Port-Bail pour explorer La Vie d’Après…. On apprend qu’un astéroïde est tombé sur la terre à 12 h 07 (façon Chicxulub) ; les humains survivants sont réfugiés sur une autre planète. Les deux musiciens évoquent les futurs possibles, des plus sombres aux plus joyeux, avec virtuosité. Le ton dramatique des violoncelles dans « La Vie d’Après » exprime le devenir angoissant des stigmates vivants en sursis. Lors d’ateliers musicaux, des détenus d’un centre de rétention ont mis des mots sur cette musique aux futurs dystopiques sur « Clic Boom ».
Dans « Systole », s’installe une atmosphère de danses en « boite de nuit » avec des extraterrestres. Leurs mouvements de têtes et leur gestuelle robotisée nous plongent dans une sorte de transe techno, chamanique et tribale.
Le voyage poétique et malicieux devient de plus en plus joyeux, finit en techno minimale et planante. L’impressionnant travail de la sonorisatrice est salué avec allégresse. Un tel concert atteste de l’esprit d’ouverture du festival.

Après cette capsule électro-fantastique, on redescend sur terre et se dirige vers la Chapelle de Denneville face à la fameuse « Lindbergh-Plage », pour le traditionnel concert de musiques du monde.
Le trio franco-irano-palestinien Chakâm, lauréat du Prix des Musiques d’Ici 2023, présente son répertoire classique, iranien et baroque, dans une chapelle bondée. Il faut prononcer « Tchakroom », précise l’ethnomusicologue Jean-Claude Lemenuel. Le nom a plusieurs sens : une ancienne forme poétique à deux vers, le souffle de la vie ou la nostalgie. Le concert, aux instruments capricieux et sensibles qu’il faut souvent ré-accorder, se sépare en deux tableaux lyriques. Le premier tableau chante la liberté de l’oiseau en arabe traditionnel ou celle de « La Femme qui rougit » de sève, de feu et de force. Au second tableau, Sogol Mirzaei, au târ, raconte la révolte d’un chameau maltraité qui fait tomber son chamelier bourreau dans un puits rempli de serpents. Cette métaphore si actuelle de peuples qui luttent pour exister fait se lever le public pour deux rappels.

Congé spatial © Gérard Boisnel

La soirée se poursuit à la salle Émile Jeanne par deux concerts.
Congé Spatial réunit Étienne Manchon au piano et Pierre-Marie Lapprand au saxophone. Ils nous acheminent comme une suite logique dans la fascination de l’inattendu. Saxophone et piano planant dans « Solarium » évoquent un « Coltrane cosmique ». Groove et musique électroniques ont enthousiasmé le public, gratifié de deux rappels. Cette musique dépoussière et remue les méninges.

Vient ensuite le quartet Play station du très attendu Pierre Millet qu’intègre avec aisance et justesse le tromboniste Fidel Fourneyron, ex résident de JSLP. Ils vivent en région mais leur stature est nationale et plus. Le son tantôt percutant tantôt délicat de Pierre Millet - principalement au bugle - émeut le public dès l’ouverture, avec « Jumeau », dédié à son frère. Compositions et standards alternent. Le son et la recherche stylistique d’Art Farmer et de Benny Golson - dont on apprend le décès le lendemain à l’âge de 95 ans - flottent dans l’atmosphère. Le West Coast n’est jamais loin, au sens propre comme au figuré d’ailleurs !
Entre les savants arrangements de François Chesnel dans « Mister K » et l‘écriture créatrice de Patrice Grente dans « Sky », on sent que le quartet atteint la plénitude.

Le dimanche, aux douze coups de midi de l’église Notre-Dame, la marée au coefficient d’exception s’engouffre sous les treize arches du pont et envahit le havre. On pourrait s’attendre à l’arrivée d’un mascaret mais c’est un énorme tourbillon de vagues qui réjouit toutes sortes d’embarcations, un phénomène rare. Le Blues Roots Combo d’Arnaud Fradin résonne sur le parvis. On a envie de dire « No Blues but Arnaud Fradin ». Ce concert est gratuit. Festivaliers, promeneurs du dimanche, curieux s’approchent pour écouter ce combo aux racines du blues qui inspire le respect, la joie et l’excellence.
Des plus jeunes aux plus âgés, le public se délecte de cette musique en dansant sur les compositions d’Arnaud Fradin et des interprétations inspirées de Bob Dylan ou Muddy Waters. Les échanges très complices entre l’harmoniciste Thomas Troussier et le guitariste sont percutants.

Ainsi se termine l’édition 2024 du festival dans une ambiance de joie et d’émotions encore fraîches.
Cette quatrième édition est un franc succès. L’implication des bénévoles même bien jeunes contribue à la réussite du festival.
Le bouche à oreille entre autres moyens de communication fonctionne et la fréquentation a fait un bond de 25% selon les organisateurs, ce qui augure d’une belle cinquième édition et une confirmation espérée en 2025 aux mêmes dates.