Tribune

Ayler Records, label de coeur

Vingt ans d’activisme musical pour Ayler Records


Petit rien à côté de mastodontes comme ECM ou Blue Note, Ayler Records fait pourtant partie de ces labels indispensables qui permettent à la modernité de s’exprimer et à toute une frange de musiciens de s’épanouir comme ils l’entendent. L’auberge, de surcroît, est bonne et le taulier, Stéphane Berland, un homme particulièrement attentionné. Après une période difficile en 2018-2019, le label reprend ses activités. Retour sur vingt ans d’activisme musical.

L’histoire de ce label débute voilà tout juste 20 ans. En 2000, deux passionnés des musiques radicales issues de la Grande Musique Noire Américaine, les Suédois Jan Ström et Åke Bjurhamn éditent, sur le label qui porte évidemment le nom d’un des hérauts du free jazz, quelques pistes tumultueuses de Jimmy Lyons, Peter Brötzmann, William Parker, Henry Grimes ou encore Rashied Ali (avec Arthur Rhames). Souvent enregistré dans les conditions du live (comme il se doit pour ces pratiques dont le vif du présent est une donnée indispensable), le catalogue du label, première génération, est aussi l’occasion de découvrir une partie de la scène européenne : Jörgen Adolfsson, Tom Heurich, Heinz Geisser. Plus de soixante-dix références composent cette photographie prise au tournant du XXIème siècle.

C’est en 2009, cependant, que le label entame son deuxième chapitre. Le Français Stéphane Berland, qui avait intégré la maison dès 2005, co-signant quelques disques avec les fondateurs, prend seul à charge la responsabilité de la structure et s’évertue, depuis lors, à donner voix à une partie de la scène hexagonale (mais pas seulement). Personnalité discrète, l’homme n’est pourtant pas un inconnu dans le milieu du jazz. On lui doit également la mise en œuvre avec Stéphane Oskéritzian du label Sans Bruit (une vingtaine de titres au catalogue, dont Sophia Domancich, Benoît Delbecq, Stéphan Oliva entre autres) et en 2009, la co-production, avec Philippe Ghielmetti (ancien directeur du label Sketch), du disque Le Sens de la Marche de Marc Ducret qui remettra à flot la discographie du guitariste et ouvrira une collaboration fructueuse sur laquelle nous reviendrons.

Depuis lors, en amoureux de ces musiques et en fidèle ami mélomane, il prolonge les rencontres et multiplie la production de disques avec certains musiciens. Le trompettiste texan Dennis Gonzalez et ses deux fils, pour son trio Yells at Eels, signe quatre références pour Ayler tandis que le guitariste portugais Luís Lopes et son Humanization Quartet en enregistre deux (dont le redoutable Live in Madison). Côté français, le subtil batteur-percussionniste Didier Lasserre participe à cinq enregistrements au côté, notamment, du contrebassiste Benjamin Duboc. Ce dernier, quant à lui, en propose trois dont le notable Nuts (musique nocturne et libre) et un triple album Primare Cantus dans lequel on retrouve toute la profondeur de son langage musical à la contrebasse.

Pratiquant le même instrument, Joëlle Léandre est aussi locataire de la maison. Duo (avec l’accordéoniste Pascal Contet, 3), trio, quartet (avec le Stone Quartet, Live At Vision Festival, de haute volée, avec le regretté Roy Campbell, Marilyn Crispell et Mat Maneri), toutes les formules sont bonnes… jusqu’au tentet. Can You Hear Me ?, un des grands disques de ces dernières années, aligne dans son line-up toute la scène avant-gardiste actuelle : Jean-Brice Godet, Alexandra Grimal, Christiane Bopp, Jean-Luc Cappozzo, les frères Ceccaldi. Théo Ceccaldi justement. Ce dernier enregistre son tout premier disque en trio pour Ayler Records (Carrousel) et la contrebassiste, d’ailleurs, les rejoint sur le second (Can You Smile ?).

Stéphane Berland a l’oreille attentive et curieuse. Curieuse d’ailleurs pour les projets curieux.

Pourtant s’il est une personnalité avec qui la collaboration au long cours est la plus étroite et la plus régulière, c’est Marc Ducret. Le guitariste, dont on connaît le farouche besoin de liberté, trouve chez Ayler Records le moyen de son indépendance et le confort d’une structure tout à la fois souple et d’une grande qualité artisanale. Quatre disques constituent la série des Tower (trois orchestres différents et une prise solo pour une même partition) que complète ensuite Tower-Bridge (réunion des trois orchestres en un seul). Ils composent à eux cinq, là encore, une des œuvres majeures de cette première partie du siècle. Viendront ensuite Métatonal (groupe de rock par des jazzmen enthousiastes : Christophe Monniot, Samuel Blaser, Fabrice Martinez, Bruno Chevillon, Eric Echampard) puis le duo inédit réunissant Marc Ducret et Joëlle Léandre qui trace un beau trait d’union entre les deux piliers de ce catalogue. Lady M, grande œuvre opératique de Ducret, ne figure pas au tableau de chasse du label mais Stéphane Berland a quand même mis quelques billes pour permettre à ce disque hybride de sortir.

Car Stéphane Berland a l’oreille attentive et curieuse. Curieuse d’ailleurs pour les projets curieux. Depuis dix ans maintenant, de nombreux répertoires atypiques ont vu le jour sur le label. La liste serait longue des propositions originales. Elles ont souvent comme point commun de proposer un langage personnel et une forme élégante qui prend à charge l’héritage de l’histoire de la musique, toutes époques et styles confondus. Sylvaine Hélary Spring Roll et son Printemps, Alexandra Grimal et Andromeda offrent des musiques en pleine possession de leurs moyens expressifs et d’une grande profondeur. Celle de Christophe Monniot également avec Jericho Sinfonia. Au côté du Grand Orchestre du Tricot, il révèle le saxophoniste comme un compositeur accompli. Une mention particulière encore pour le très beau Quatuor Machaut dirigé par Quentin Biardeau qui réactualise, avec quatre saxophones, la musique de Guillaume de Machaut et propose une musique transcendantale et intemporelle particulièrement émouvante.

les temps sont durs et le point de rupture n’est jamais loin.

Notons enfin des œuvres transversales qui ruent dans les brancards des étiquettes et inventent quelque chose de neuf et stimulant. Matthieu Metzger et son Self cooking, musique de bidouillage, suivi des deux brûlots de Killing Spree mêlant metal et free jazz. Car Ayler Records reste un amoureux des musiques des marges. Avec Never Mind The Future, Sarah Murcia donne sa version du disque des Sex Pistols (avec Benoît Delbecq, Mark Tompkins, Olivier Py, Gilles Coronado, Franck Vaillant) ; Peter Bruun’s All Too Human Vernacular Avant-Garde (avec Kasper Tranberg, Marc Ducret, Simon Toldam) ; Sleeping in Vilna, Why Waste Time (Carol Robinson, Mike Ladd, Dave Randall, Dirk Rothbrust) sont des propositions singulières et innovantes. Profitons, d’ailleurs, de l’occasion pour mettre un focus sur Barclay par le Scott Fields Ensemble (avec Matthias Schubert, Scott Roller, Dominik Mahnig), passé sous les radars à sa sortie. L’œuvre radicale et puissante déroutera bien des oreilles mais saura combler les plus averties. Aujourd’hui encore le détonant et spirituel Time Elleipsis de Frédéric Galiay sonne le retour d’Ayler Records après une période à l’arrêt.

Car de la même manière qu’il existe des one-man-bands, il existe un one-man-label-manager. Stéphane Berland est le créateur des pochettes, il s’occupe des commandes et des envois, il fait le suivi presse des disques pour leur promotion et assiste, toujours avec enthousiasme, aux concerts des groupes qu’il soutient. Cet engagement a un coût et malgré un militantisme chevillé au corps et au cœur, les temps sont durs. Les disques dont on parle n’existent que par son investissement financier et humain et le point de rupture n’est jamais loin.

Ayler Records tient bon pourtant et il est important de continuer à s’approprier son catalogue avec gourmandise. De nombreuses choses sont à découvrir (notamment via le bandcamp). Solide et d’une belle cohérence, ce label dédié aux musiques de notre temps est destiné aux gens qui ont le goût de l’aventure et de la beauté, fût-elle convulsive comme dirait Breton. Sans lui, et d’autres activistes avec lui, notre présent n’aurait pas la même saveur et il manquerait certainement une pierre indispensable à l’édification de notre futur musical.