Portrait

Pierre Marcus, contrebassiste collectif

Portrait « live » du contrebassiste à l’occasion de son passage à l’Osons Jazz Club.


Simon Chivallon, Pierre Marcus, Baptiste Herbin, Thomas Delor (d.r.)

Le contrebassiste Pierre Marcus vient de sortir un quatrième album sous son nom chez Jazz Family : Second Life. Son sens du collectif s’entend au fil des plages du disque : sa contrebasse y feule de plaisir, entre un piano enjoué et une batterie au swing superlatif, entre lesquels s’immiscent des volutes ravageuses de saxophone. Entre horizons balkaniques et patrimoine afro-américain, le répertoire sème volontiers le trouble dans le genre jazzistique, dans une esthétique globalement « post-bop ». Son passage à l’Osons Jazz Club (04), le 18 décembre 2024, nous a permis d’apprécier sa musique in vivo et de visu, ainsi que d’en savoir plus sur ses intentions artistiques.

La basse en tête
Un contrebassiste leader, ce n’est pas si courant. « Dans mes compositions j’ai d’abord la basse en tête. Cependant je peux partir d’une mélodie, d’une grille d’accords. Quand j’écris, c’est avec un piano. Même si je ne suis pas pianiste, je peux jouer des accords main gauche et une mélodie main droite. Charles Mingus, un de mes modèles, n’était pas que contrebassiste ! » Il nous confiera que, parfois, lorsque le groupe se lasse de jouer ses compositions, une bonne partie d’un concert peut être consacrée au répertoire de Mingus ou même de Monk, dont il révère « l’art des dissonances ».

Pierre Marcus (d.r.)

À l’issue d’un premier morceau, il présente les musiciens de son quartet - Baptiste Herbin, saxophones alto et soprano ; Simon Chivallon, piano ; Thomas Delor, batterie - en précisant qu’ils font de la musique ensemble depuis 9 ans. Les échanges au sein du groupe se font subliminaux au fil d’un concert en deux sets. Lors d’un solo de contrebasse en introduction d’un blues de sa composition (« Blues For My Cheez »), il cite subrepticement Oscar Pettiford (« Bohemia After Dark ») et se lance dans un discours mingussien en rappelant la portée émancipatrice de l’instrument.

Cette conscience du matrimoine contrebassistique (c’est UNE contrebasse), il l’assume pleinement dans un accompagnement où la profondeur de l’intention le dispute à la virtuosité de l’interprétation, précisant : « La contrebasse n’est pas forcément à l’honneur. Parfois je la mets en avant. Je ne voulais pas faire un groupe de bassiste, comme sur Bass on Top de Paul Chambers où c’est la basse qui joue tous les thèmes. Quand je compose, c’est pour l’ensemble des musiciens du groupe. Ma musique est une musique de groupe. Sur mes disques je mets quelques points d’exclamation sur la contrebasse. J’essaye de faire ça dans chaque album. Sur Following The Right Way, mon troisième album, j’ai tenu à ce qu’il y ait « Tricotism » [1] en trio par exemple ». Et si l’un des titres de son quatrième album se nomme « Lazy Bass », c’est plus de l’humour au second degré que la revendication de quelque droit à la paresse sur l’instrument, tient-il à préciser !

Métrique et spiritualité
Pierre Marcus a commencé par la basse électrique dans le funk et le reggae et s’y adonne toujours avec délectation : « Ce sont mes racines et elles doivent se ressentir dans mon jeu quelque part, bien que je n’en sois pas forcément conscient ».
Il joue « Mr Chassagnite », composition originale dédiée au trompettiste niçois François Chassagnite, disparu trop tôt, qui fut son mentor lors de ses années au conservatoire. « Je suis autodidacte… du conservatoire de Nice ! J’ai commencé la contrebasse sur le tard, à l’âge de 25 ans. Je m’y suis mis en me rendant compte que c’est un instrument central dans le jazz. J’avais eu de très bons cours de solfège qui m’ont permis de relever des morceaux. De plus, François Chassagnite m’a beaucoup aidé en me conseillant ce qu’il fallait écouter, relever. Un jour que j’étais découragé, il m’a proposé de venir travailler avec lui et il m’a vraiment motivé. Je termine toujours mon concert par un morceau que j’ai écrit pour lui ». Le chevauchement de séquences alternant des rythmes pairs et impairs crée les conditions pour un jeu collectif évanescent propice à l’évocation mémorielle.
Ce jeu sur les métriques se retrouve, dans le dernier disque, sur une version de l’incunable « Angel Eyes » où des accents syncopés donnent à entendre de l’impair, ce qui était l’intention originale du groupe, alors que c’est bien sur un rythme à quatre temps qu’est interprétée cette sublime ballade, la chanteuse ayant demandé à rester sur du binaire.

Ludique et conscient
Le répertoire du soir est essentiellement consacré au nouvel album du quartet, Second Life, censé célébrer le retour à la vie artistique, après la pandémie. Le titre homonyme, chanté par Mélina Tobiana sur le disque, est ici livré instrumental : fondé sur une boucle hypnotique, qui renaît sans cesse, ce thème est une ode au vivant. Un peu de poésie absurde ne peut pas faire de mal avec un pur bop intitulé « Crazy Fish », qu’il dédie à son aquarium. Le batteur livrera un solo roachien, percussif et mélodique, s’autorisant même à citer le thème de Star Wars. Avec ce quartet, la performance artistique a quelque chose d’éminemment ludique.

Pierre Marcus, Baptiste Herbin (d.r.)

Pour ces jeunes jazzmen, la présence d’un standard peu usité s’impose dans le programme du soir. Le choix s’est porté sur « Spring Can Really Hang You Up The Most » (Tommy Wolf, 1955), une transposition jazz de la mélancolie printanière sur laquelle, en ce soir d’hiver dans un club des Alpes de Haute-Provence, les musiciens rivalisent d’intentions émotionnelles. Tant qu’à puiser dans le Real Book, le groupe terminera son concert par « Angelica », une composition de Duke Ellington que ce dernier joua avec John Coltrane en 1963 et sur laquelle le pont « modal » autorise bien des fantaisies – comme ce solo insurrectionnel de Baptiste Herbin, avec ses deux saxophones en bouche. Le leader, lui, ne prendra pas de solo, se délectant d’accompagner le saxophoniste dans un incendie musical.

Une pudeur qui honore ce musicien, qui aime aussi être sideman et a retenu de ses séjours africains un profond sens du partage : « Je suis allé jouer en Afrique deux fois. À Brazzaville et au Cameroun. J’ai écrit une composition « African Brothers » suite aux claques humaines et musicales que j’ai reçues. J’ai vu le poids du colonialisme alors qu’on m’a donné beaucoup là-bas. Aussi, quand j’entends tous ces discours qui refusent la présence des Africains ici en Europe, ça me révulse évidemment. Je trouve vraiment dommage qu’on mette de plus en plus de frontières ».

par Laurent Dussutour // Publié le 16 mars 2025
P.-S. :

[1Standard be-bop composé par Oscar Pettiford en 1954 : certainement le premier où c’est la contrebasse qui joue le thème, devenu un incontournable pour tout contrebassiste qui se respecte.