Scènes

Des chasseurs dans la neige à Rotterdam 🇳🇱

InJazz et North Sea Round Town, deux rendez-vous jazz enlacés.


Alessandro Fongaro © Marteen Laupman

Une nouvelle fois, quelques professionnel·le·s invité·e·s se sont retrouvé·e·s aux Pays-Bas pour plusieurs jours de show cases, conférences et concerts. Le dispositif InJazz est organisé par BumaCultuur, bras armé de la société de gestion des droits d’auteur néerlandaise BumaStemra (équivalent de la SACEM) et présente, au Bimhuis d’Amsterdam puis au LantarenVenster de Rotterdam les artistes résidant et travaillant dans le pays.

L’équipe d’InJazz, énergiquement dirigée par Mark van Schaick, propose une visite du fameux Conservatorium van Amsterdam, le lieu responsable en grande partie de la vivacité et de la diversité de la scène jazz aux Pays-Bas. Le département jazz de ce bâtiment très moderne et très bien équipé est l’un des plus grands du monde avec plus de 350 élèves, 3 big-bands, 90 ensembles différents, plusieurs salles de concert et répétitions, ainsi qu’un studio d’enregistrement. Forcément, avec de tels moyens, les cohortes de musicien·ne·s qui sortent diplomé·e·s de l’établissement sont prêt·e·s à en croquer ! Nous y reviendrons plus tard.

Giuseppe Doronzo, Frank Rosaly et Andy Moor © Eric van Nieuwland

Direction le fameux club de jazz amstellodamois, le Bimhuis où quatre groupes viennent proposer un petit set d’une grosse demi-heure chacun.
C’est le trio Ponga qui ouvre la série avec une petite mise en scène (ils retirent une couche de vêtement après chaque morceau). La sonorité héritée du violon alto, de la guitare électrique et de la batterie tend vers une fusion folk-jazz avec quelques envolées aux accents afro-punchy. Yanna Pelser, l’altiste est une musicienne très technique.

Puis le fantastique trio qui réunit le compositeur et saxophoniste baryton Giuseppe Doronzo, le guitariste Andy Moor et le batteur Frank Rosaly fait son entrée. Ces trois-là symbolisent l’esprit de la scène jazz locale : internationale et expérimentale. Leur disque Futuro Ancestrale, sorti récemment chez Clean Feed est salué par toute la critique. Très mélodique au baryton, soutenu par les stries brossées du guitariste et la pulsation galopante du batteur, le leader propulse sa musique, faite d’influences diverses, organiques et roboratives. Par moment, on frôle les rythmiques et ambiances rock binaires et faciles, mais du bout des anches, en tension, sans céder. Les couleurs des timbres déjà originales sont rehaussées par l’usage du soufflant de deux instruments extra européens, la cornemuse iranienne Neyanban (une poche en peau de chèvre et un double tuyau sans bourdon) ainsi qu’une flûte chinoise Hulusi à trois tons (avec deux bourdons). On passe alors dans une dimension plus onirique.

La page est tournée avec l’ensemble du flûtiste Mark Lotz – Freshta. Politique, en hommage à l’avocate afghane Freshta Kohistani et plus largement aux femmes militantes et activistes, l’orchestre joue sur partition la musique commandée par BumaSterma. Sérieux appliqué, à l’image des compositions, la musique se déroule avec classe et élégance. Le jeu de flûtes de Lotz est très technique, au souffle appuyé.

Sanem Kalfa et Sun-Mi Hong © Eric van Nieuwland

Enfin on termine par une création très attendue, Televizyon, dont c’est l’une des rares performances sur scène. Avec quatre membres hyperactifs, il est difficile de se réunir, de travailler les morceaux et d’en retirer le superflu, d’en patiner l’essentiel. Sanem Kalfa, au chant et aux compositions, s’est inspiré des séries de la télé turque de son enfance dans les années 80. On peut facilement imaginer une kaléidoscopie vibrante dégouliner du poste… À la batterie, Sun-Mi Hong, cogneuse délicate libérée par cette pop baroque, aux synthétiseur, orgue électrique et autres diaboliques machineries Marta Warelis, qui bidouille les sons en se balançant, un sourire immuable aux lèvres et à la contrebasse, débridé et généreux, l’immense Ingebrigt Håker Flaten, venu exprès de Chicago pour le gig. Cette musique chantée, aux paroles plus ou moins prononcées est dansante, épileptique parfois, très énergique et rythmique et par son humour, rappelle le projet MeoW de Cansu Tanrikulu (avec Jim Black, Liz Kosack et Dan Peter Sundland).

Le lendemain, à Rotterdam, dans le complexe culturel LantarenVenster, on découvre le lauréat du prix Boy Edgar Prize : le pianiste Tony Roe (1979).

Puis, une série de conférences attend les nombreux inscrits avant d’entamer la seconde série de showcases. Cette année – InJazz est ouvert sur l’Europe et invite une délégation à chaque édition – c’est l’Italie qui vient présenter certains de ses meilleurs représentants. La collaboration se fait notamment avec I-Jazz et le programme Nuova Generazione Jazz talent.

On retrouve alors des musicien·ne·s connu·e·s de Citizen Jazz, comme la chanteuse Valentina Fin, la batteuse Evita Polidoro et le clarinettiste Federico Calcagno.

On trouve aussi un invité spécial, venu d’Ibiza avec son marimba électrique, Andrés Coll et son trio composé du batteur Ramón Lopez et du violoniste polonais Mateusz Smoczynski. Cette étonnante combinaison fait des étincelles. Le marimba électrique permet d’obtenir toutes les sonorités possibles de la famille des lamellophones. Le violoniste, très habile, a une sonorité profonde et dialogue magnifiquement avec les émulsions rythmiques de Lopez. Coll est d’une dextérité rapide rarement vue, avec une énergie dansante débridée, virevoltante. Il joue également de castagnettes faites maison, très grandes, au timbre sec et puissant. Tout va très vite, avec force et précision. Une très bonne surprise.

Alessandro Fongaro orch. © Maarten Laupman

Cette année, l’enchainement entre les rencontres InJazz et le festival North Sea Round Town se fait très tôt, avec un chevauchement qui ne permet pas de suivre le reste des showcases InJazz si l’on veut assister à la création phare de l’artiste en résidence du festival, Alessandro Fongaro. C’est au Cinerama, un cinéma à l’ancienne, que se joue la création Hunters in the Snow. Il s’agit d’images. Inspiré par la photographie qu’il pratique également, le contrebassiste a composé une longue suite ininterrompue de presque deux heures qui évoque les images qu’il a en tête. Réminiscences italiennes aux Pays-Bas, inspiration de cinéastes de l’image, de peinture (« Jagers in de Sneeuw » est un tableau de Brueghel l’Ancien), de musiques classiques, les influences sont nombreuses et rehaussées par la projection sur l’écran des photos en noir et blanc prises par Fongaro lui-même (une exposition dans le hall lui est consacrée).

Avec un orchestre sur mesure, il propose un tunnel de musique, dont le tempo ne variera quasiment jamais, comme une longue transe, un raga. On y entend du Bach, du Beethoven, du Morricone, du Ligeti. On se laisse porter par les incises au saxophone ténor, les vagues soulevées par le quatuor à cordes, les bourdons générés par les claviers. Pour les cordes, on retrouve entre autres le violoniste George Dumitriu et l’altiste Yanna Pelser. Au saxophone, très inspiré et avec une sonorité délicate qui rappelle Sylvain Rifflet, Nicolò Ricci. Ce sont Marta Warelis aux claviers et Jim Black à la batterie qui viennent compléter la rythmique autour d’Alessandro Fongaro à la contrebasse. Cette longue immersion dans la musique et les images agit comme une substance psychotrope et fait légèrement planer…

Dox et invités © Eric van Nieuwland

Le festival North Sea Round Town, dirigé par Michelle Wilderom, est l’apéritif officiel du North Sea Jazz et propose deux semaines avant son ouverture près de 350 concerts dans plus de 120 lieux différents. Les lieux sont toujours étonnants, dans la cité, en marge, underground, au vert. On se retrouve dans une ancienne usine, un marché, une galerie, une ferme… qu’importe. Largement féminine, l’équipe du festival se répartit les esthétiques. C’est Paula Hoorn, jeune programmatrice, qui propose une série de concerts dans un lieu particulier, une ferme entre Delft et Rotterdam. Un ensemble de bâtiments dédiés à l’art, musique, plastique, danse, photo, le Boerderij Driebergen peut accueillir une petite centaine de personnes pour des performances. On assiste à une soirée de spoken word improvisé et de danse, sous l’égide du performeur Dox accompagné de quelques musiciens de qualité, comme le violoniste Yannick Hiwat. Il fait bon, la scène est à l’extérieur dans la cour de cet ancien corps de ferme et l’ambiance est décontractée, libertaire et multicolorée, à l’inverse de la situation politique du pays.

Ibelisse Guardia Ferragutti © Eric van Nieuwland

C’est également Raluca Baicu, programmatrice et curatrice du festival, qui choisit des formes plus avant-gardistes, dans des lieux à l’esthétique ad-hoc. Ainsi, elle invente le Gallery Tour, une après-midi entière à passer de galeries en musées pour y entendre de petites formes. On découvre la performeuse Ibelisse Guardia Ferragutti (qui vient de sortir un album en duo avec Frank Rosaly sur International Anthem) assise au centre de la belle galerie ROOF-A. Créatrice multimédia et chanteuse, elle met en place un environnement électroacoustique à partir d’un synthétiseur modulaire et chante, déclame par-dessus. Rien de bouleversant, mais l’ambiance générale est positive.
On rejoint à pied le fantastique Depot Boijmans Van Beuningen, une construction en forme de pot de fleur miroir qui abrite les réserves du musée éponyme. L’intérieur ressemble à un casse-tête chinois, fait d’escaliers en suspension qui se croisent, d’étages alambiqués qui s’imbriquent dans les supports verticaux qui conservent des œuvres d’art. Plus qu’une réserve, plus qu’un musée, c’est une expérience architecturale et immersive sans équivalent. Sur le toit, une petite forêt de bouleaux et de pins surplombe la ville de Rotterdam. C’est dans une salle en forme d’auditorium que joue le duo Emine Bostanci et Maya Fridman, kemenche turc et violoncelle, sur le thème de la route de la soie. Les deux timbres de cordes sont en longueur et en vibrations et évoquent de lointains voyages.

Cette plongée dans la scène néerlandaise révèle encore son internationalisme éclectique et dévoile la richesse du patrimoine local, notamment en termes d’architecture moderne, à l’image de sa musique donc.