Scènes

Tampere Jazz, un marathon de jazz enneigé

Un programme chargé pour la 41e édition du Tampere Jazz Happening


Helsinki-Cotonou Ensemble © Rami Marjamäki

Quand vous êtes invitée pour couvrir un festival, deux solutions s’offrent à vous : tenter de découvrir tous les artistes, quitte à perdre un peu de discernement sur l’écoute et beaucoup d’énergie, ou choisir en amont les concerts qui vous inspirent. Novice, je choisis la première solution.
A Tampere, le programme est chargé. Fort de ces 40 éditions précédentes, le festival est huilé à merveille. Avec 25 concerts en 3 jours, le festival alterne entre la grande salle du Pakkahuone (600 places), le Klubi (350 places) et le Tellaka, taverne pittoresque au charme fou (200 places dont la moitié assises à des tables aux nappes rouges à carreaux).

Signe Emmeluth © Maarit Kytöharju

Cette 41è édition du Tampere Jazz Happening, du 3 au 6 novembre 2022, promet l’alternance entre têtes d’affiches, artistes locaux à découvrir et afters dansants au son de l’afro jazz.
Tout commence pour moi le jeudi soir au Klubi, par le quartet Emmeluth’s Amoeba. Un piano, une guitare et une batterie unis pour mettre en avant la saxophoniste Signe Emmeluth, leadeuse incontestable. Un groupe convaincant, le public ne s’y trompe pas. Klubi est plein comme un œuf et l’ambiance des plus chaleureuses, le public saluant chaque solo.
Le trio Moskus qui prend le relais avec un jazz plus expérimental, aura du mal à faire redescendre le public mais séduit tout de même grâce à des compositions sophistiquées qui confirment leur position de groupe phare de la scène jazz norvégienne.

Anja Lauvdal © Maarit Kytöharju

La soirée du vendredi s’ouvre avec le UMO Helsinki Jazz Orchestra et le batteur danois Stephan Pasborg, qui interprètent « Ritual Dances », leur dernier enregistrement. Il explique avoir grandi dans une famille de danseurs de ballet et avoir vécu, à l’âge de trois ans, une expérience forte en assistant au ballet du Sacre du Printemps de Stravinsky. Les seize musiciens de l’orchestre sont dirigés de baguette de maître par Ed Partyka ; la batterie de Stephan et ses qualités d’improvisation apportent une modernité qui rendent la copie quasi parfaite.
Je tombe ensuite complètement sous le charme du Tellaka et du concert d’ouverture, Plop et Junnu. Grâce à une rythmique impeccable, le saxophoniste Mikko Innanen et le flûtiste Juhani Aaltonen s’en donnent à cœur joie. Ils se permettent même des battles saxophones/flûtes et mettent la taverne tout entière dans leur poche. On les sent libres et heureux, le public aussi.
Le reste de la soirée au Tellaka voit s’enchaîner le Selma Savolainen Horror Vacui et Lightboxer. Je découvre qu’assister à tous les concerts est mission impossible et décide de me concentrer sur le concert de la saxophoniste Nubya Garcia sur la scène du Pakka, comme disent les locaux dont je fais déjà partie !

Nubya Garcia © Maarit Kytöharju

Nubya arrive sur scène avec un reggae jazz de plus de 10 minutes qui donne le ton. Un chemisier blanc, un jean baggy, des bottines blanches réfléchissantes, la Londonienne de Camden Town, les jambes tantôt jointes, tantôt écartées dans une posture bien ancrée au sol, conquiert le public grâce à une musique très accessible et des interludes très sympathiques. Certains les trouvent un peu longs ; pour ma part, j’y vois une honnêteté et un bonheur d’être sur scène et d’échanger avec le public finnois.
On sent la bonne entente entre elle et son batteur Sam Jones. Ils interprètent d’ailleurs un tout nouveau morceau en duo. Le pianiste Deschanel Gordon, lui, fait face au public et ne lève pas souvent les yeux de ses claviers pour voir ses camarades. Son jeu ne s’en trouve aucunement dérangé. Le bassiste Max Luthert est solide et discret et équilibre le tout. On note surtout une grande faculté du quartet à travailler sur les nuances sonores, ce qui, selon moi, se fait trop rare dans les concerts…
Ce vendredi s’achève au Klubi pour le dernier concert qui démarre à 1 h du matin, le Helsinki-Cotonou Ensemble, ou la rencontre entre le guitariste finnois Janne Halonen et le chanteur et percussionniste béninois Noel Saïzonou. Fasciné par Lionel Loueke, Janne est parti au Bénin pour étudier les rythmes vaudous. C’est là qu’il rencontre Noel. Depuis, ils ont joué dans une quinzaine de pays et viennent de sortir leur cinquième album.
Le concert clôture à merveille cette belle journée et, alors que les degrés ont considérablement baissé à l’extérieur, la chaleur dégagée par le band permet à tout le public de se dandiner en t-shirt au son de l’afrobeat. La rencontre entre Finlande et Bénin se joue sous nos yeux pour notre plus grand bonheur.

Ingebrigt Håker Flaten, Chris Corsano, Mette Rasmussen © Maarit Kytöharju

Après une nuit bien méritée, les hostilités ouvrent le samedi, dès 14 h, avec une prestation absolument endiablée du Mette Rasmussen Trio North. Le trio nous envoie tout de suite dans les cordes avec un free jazz énergique et complètement renversant. Il me faut un peu de temps pour que mes oreilles fraîchement reposées s’habituent mais le set proposé met en avant la qualité d’improvisation de la saxophoniste alto d’origine danoise.
Un set sûrement trop intense, d’ailleurs, pour ouvrir l’après-midi, car les deux groupes qui suivent ne marqueront pas mon esprit.
À 20 h, nous aurions dû assister au concert de Ron Carter qui a malheureusement annulé sa venue pour raisons de santé. Il est remplacé au pied levé par le pianiste cubain Ramon Valle et son quintet. On admire la performance et la générosité sans borne du pianiste, qui n’effacera tout de même pas l’amertume laissée par l’absence du contrebassiste américain qui se fait de plus en plus rare sur scène. À 85 ans, on ne lui en voudra pas…

Les concerts au Tellaka sont bien différents de ceux de la veille, et c’est bien là tout le talent du directeur artistique de ce festival, Juhammatii Kauppinen. L’ambiance y est plus froide, plus nordique avec trois groupes finlandais, Kadi Vija Key Project, Joona Toivanen Trio et Varre Vartiainen Almost Standards Live ! + Severi Pyysalo.
Alors que la neige se met à tomber à l’extérieur, les nappes glaciales et l’écoute religieuse imposée par les groupes ne parviennent pas à m’entraîner. Je pars me réchauffer au Pakkahuone au son du Seppo Kantonen Bias. Au centre de la scène, le contrebassiste Ole Morten Vagan balance ses rythmiques, les soufflants exultent tout à tour dans leurs solos respectifs. Le tout est impeccable.
Je reste un peu sur ma faim concernant la prestation de Theo Croker « Love Quantum ». Le style est bien présent ; il manque, pour me convaincre, une bonne dose d’engagement tant de la part du leader que du groupe qui l’accompagne. À 1 h, c’est le vibraphoniste éthiopien Mulatu Astatke qui permet au public de lâcher enfin la bride. Le format debout du Klubi est idéal pour terminer les soirées ; ce concert l’est aussi. Le marathon du 5 novembre s’achève, mes oreilles bourdonnent mais mon cœur est léger et le sourire scotché à mes lèvres.

GRIO © Maarit Kytöharju

Le syndrome du Français à l’étranger existe bel et bien, celui d’être fière de sa patrie quand on s’en trouve à 3000 km. Et la joie qui l’accompagne quand on retrouve des compatriotes, ici le groupe GRIO, seul groupe français de cette 41e édition. La difficulté, lorsque l’on est journaliste, est de ne pas être chauvin, de garder un jugement neutre, sans favoritisme. Je le précise, mais la prestation du groupe était formidable ! Sept musiciens français et un pianiste finlandais, Aki Rissanen, qui est établi en France depuis quelques années. La rythmique est en place mais quasi invisible, tellement les soufflants mangent l’espace.
Simon Girard fait des bonds sur scène tout en soufflant dans son trombone. À côté de lui, assis, le trompettiste Fred Roudet groove en toute discrétion, épaulé par l’autre trompettiste Aymeric Avice, l’air plus nonchalant mais le souffle certain. On sent chez le saxophoniste Damien Sabatier une grande richesse musicale, tant par ses solos que par ses compositions, qui nous donne envie de noter son nom dans un coin et de le suivre de près. Gros coup de cœur enfin pour Gérald Chevillon , qui arrive même à faire rire le public en se livrant à une battle face à lui-même, entre son énorme saxophone baryton et un tout petit pipeau. C’est un succès, la salle est conquise, les applaudissements très chaleureux et me rassurent sur mon équité de jugement. Le Grand Imperial Orchestra porte bien son nom et nous resterons attentifs à la sortie de leur prochain album prévue pour l’automne 2023.

S’ensuivent deux concerts mystiques. D’abord, celui du saxophoniste Isaiah Collier & The Chosen Few. On sait l’admiration que porte Isaiah à John Coltrane. Il a enregistré son dernier album, Cosmics Transitions, le jour de l’anniversaire de Coltrane et avec le même dispositif technique que celui utilisé pour A Love Supreme. Sur scène, Isaiah se présente les yeux cachés derrière d’énormes lunettes à froufrous. Son jeu est puissant, sa musique solaire, les références coltraniennes sont nombreuses et parfaitement assumées. Jeremiah Hunt à la contrebasse, Julian Davis Raid au piano et James Russell Sims à la batterie sont insolents de décontraction. Ils semblent eux aussi habités. Jeremiah livre un solo de contrebasse de plus de cinq minutes, sans ouvrir les yeux une seule fois. On pense qu’Isaiah fait de même derrière ses lunettes ; on en a la preuve lorsqu’il retire son masque. Le tout devient mystique et on pense forcément, à la fin du concert, que la réincarnation - tout ou partie - existe…
L’enchaînement avec le dernier concert du Pakkahuone ne doit rien au hasard mais bien au talent du programmateur puisque qu’il s’agit d’un hommage à Alice Coltrane assuré par un autre Américain, de Chicago celui-là, le batteur et percussionniste Hamid Drake. Alors que le concert bat son plein, le leader se lance dans un discours un peu trop long. L’hommage mérite bien une explication du lien entre le chanteur et la grande dame. Il a d’ailleurs expliqué l’avoir rencontrée à l’âge de 16 ans et avoir ressenti comme une transmission lors de leur serrage de mains. Mais dix minutes de discours sur un concert d’une heure, c’est long et cela fissure la bulle dans laquelle le groupe nous avait installés.

I Like To Sleep © Rami Marjamäki

Un tout dernier concert est annoncé dans le programme, le groupe I Like to Sleep à 21 h au Tellaka. Alors qu’avec un nom pareil, je m’attendais à une clôture de festival tout en douceur, quelle ne fut pas ma surprise en entrant dans la taverne. Une guitare baryton saturée tenue par Nicolas Leirtro. À la batterie, Oyvind Leite envoie du lourd, comme on dit. Un métronome à plus de 100 bpm. Plus discret dans son jeu, le vibraphoniste Amund Storlokken Ase apporte un peu de souplesse au jeu tendu et nerveux de ses compagnons. Le trio est déchaîné, ils livrent une prestation costaud dans un Telleka plein à craquer et ravi de prendre cette dernière gifle.

Cette nouvelle édition a une fois de plus tenu ses promesses. La ville de Tampere, 3e ville la plus attractive de Finlande, a un bel avenir devant elle. La ville mise sur la culture : elle prétendra même au titre de Capitale Européenne de la Culture en 2028. C’est tout ce qu’on lui souhaite.