Scènes

Rencontres Internationales D’JaZZ de Nevers, 19e édition

Nevers : Panorama non exhaustif de la cuvée 2005


Panorama (non exhaustif) de la cuvée 2005 du célèbre festival de jazz, avec en vedette le Dave Holland Quintet, le MegaOctet d’Andy Emler, le trio John Surman/Jean-Paul Céléa/Daniel Humair, le Maria Schneider Orchestra, John Taylor en solo et le projet Keystone de Dave Douglas…

A l’opposé de la dérive croissante de ses confrères estivaux vers des horizons de plus en plus « festifs » et de moins en moins « jazz », le festival d’JaZZ de Nevers tient fermement son cap, depuis bientôt deux décennies, privilégiant les démarches les plus ambitieuses et novatrices du jazz, se gardant des concessions à l’air du temps comme des tentations nostalgiques.

Dave Holland © H. Collon

La programmation du quintet de Dave Holland apparaît comme la meilleure illustration possible de cette philosophie. Le contrebassiste britannique, exilé de longue date outre-Atlantique, fait aujourd’hui un peu figure de vétéran, mais lorsqu’il a rejoint le groupe de Miles Davis en 1968, celui-ci était déjà à l’aube de sa métamorphose électrique, dans l’antichambre des fusions jazz-rock. De cette époque, Holland a su conserver une ouverture d’esprit remarquable, tant envers les différents genres musicaux extérieurs au jazz qu’envers la modernité en général.

Ainsi, au-delà d’une instrumentation plutôt traditionnelle, exclusivement acoustique (sax, trombone, vibraphone, contrebasse et batterie), son quintet joue une musique qui n’a rien de désuet. Et ce d’autant moins que Nevers était l’une des ultimes étapes d’une tournée européenne destinée à roder le répertoire du prochain album avant immortalisation en studio : Dave Holland n’est visiblement pas homme à se reposer sur ses acquis. Les thèmes qu’il propose ne s’interdisent pas d’être accrocheurs, et encore moins ambitieux, à l’instar de l’épique « Full Circle », signé par le tromboniste Robin Eubanks, dont les acrobaties rythmiques (voire polyrythmiques) viennent rappeler à bon escient que c’est aux côtés du contrebassiste anglais qu’un certain Steve Coleman a fait ses débuts il y a une vingtaine d’années.

Robin Eubanks © H. Collon

Derrière sa bonhomie trompeuse de quasi-sexagénaire, Holland reste un musicien en mouvement, consensuel certes, mais dans l’acception la plus noble du terme.

John Surman © H. Collon

John Surman et Daniel Humair sont issus de la même génération, marquée par le bouillonnement post-free du début des années 70. Flanqués du fidèle Jean-Paul Céléa à la contrebasse, le saxophoniste anglais et le batteur suisse ont uni leurs talents pour ce qui ressemble davantage à une récréation festive qu’à un projet artistique majeur.

Jean-Paul Céléa © H. Collon

La configuration instrumentale choisie, garante d’une liberté de mouvement maximale, et le répertoire, emprunté à ceux des trois musiciens (complété par le « Round Trip » d’Ornette Coleman), ne vont pas vraiment dans le sens d’une esthétique réellement travaillée, ce qui nous prive fatalement d’une facette importante du talent de Surman, venu de surcroît sans sa clarinette basse enchanteresse (mais avec un « tin whistle »…).

Daniel Humair © H. Collon

Avec des musiciens de ce calibre, on n’en était pas moins assurés de vivre quelques grands moments de musique, et ce fut bel et bien le cas ; mais au-delà du plaisir d’une telle rencontre au sommet, on regrette (comme le saxophoniste lui-même du reste) de ne pas voir John Surman plus souvent sur les scènes françaises, à la tête de ses projets plus personnels… et ambitieux.

Andy Emler © H. Collon

Sans appartenir à la catégorie des vétérans, Andy Emler n’a rien d’un nouveau venu, mais revendique beaucoup plus clairement, pour ne pas dire bruyamment, son ancrage dans notre époque de télescopages stylistiques. L’effectif actuel de son MégaOctet laisse d’ailleurs une place de choix à la génération montante du jazz français, celle des aventuriers tout-terrain, parfaitement armés pour se jouer des coq-à-l’âne et autres fausses pistes dont regorgent les longues compositions du pianiste.

Eric Echampard © H. Collon

Précision extrême dans le jeu, capacité à gérer les imprévus, éclectisme : telles sont les qualités requises, et de ce point de vue le casting réuni par Emler est irréprochable, avec mention spéciale à Médéric Collignon, virtuose dans tous les registres, au cornet comme à la voix, et Eric Echampard, batteur tentaculaire… Seul bémol, la prestation inhabituellement timorée de Christophe Monniot, remplaçant d’un soir de Philippe Sellam. Le concert propose un passage en revue des temps forts du dernier album, l’excellent Dreams In Tune, avec en supplément un inédit des plus prometteurs, intitulé (provisoirement semble-t-il) « Liaisons et lésions ».

Christophe Monniot © H. Collon

Mais en dépit du plaisir considérable ressenti, on regrettera que la mise en valeur des individualités, systématique au point de devenir un peu téléphonée, s’effectue au détriment du jeu collectif, qui gagnerait à être plus clairement privilégié. Car à force d’abandonner du terrain aux « clowneries », l’impression d’ensemble est celle d’une prestation un peu décousue, ne mettant pas en valeur de manière optimale un matériau musical pourtant d’excellente qualité.

A cet égard, Andy Emler serait bien inspiré de prendre modèle sur Maria Schneider, qui veille comme lui à laisser chacun de ses solistes s’exprimer de façon personnelle, mais avec un souci jamais démenti de cohérence et de fluidité esthétique. Il faut dire que ces qualités sont, plus généralement, celles de sa musique.

Maria Schneider © H. Collon

Cette disciple et ancienne collaboratrice de Gil Evans (avec lequel elle partage une évidente fascination pour la culture hispanique) a retenu les leçons du maestro, sans toutefois donner dans le plagiat servile. Son art tout en subtilité n’affiche pas sa modernité de façon ostentatoire ; mais s’il respecte, en apparence au moins, la tradition, il n’a rien de vieillot. Les compositions de Schneider, originales et ambitieuses, limpides malgré leur densité, témoignent d’une conception très personnelle et aboutie de l’orchestration. Son choix de l’appellation « orchestra » (par opposition à « big band ») pour son ensemble de dix-sept musiciens (dont huit cuivres et cinq vents) apparaît à cet égard comme une véritable profession de foi.

Toutes les nuances de la palette de couleurs instrumentale sont mises au service d’une musique qui explore des horizons stylistiques divers tout en affirmant constamment la personnalité de son auteur. Maria Schneider bénéficie pour cela d’accompagnateurs fidèles, pour la plupart présents à ses côtés depuis la fondation de l’orchestre en 1993, et d’une évidente opiniâtreté, exprimée dans son choix de tenter l’autoproduction, après trois albums chez ENJA, pour son dernier opus en date, Concert In The Garden. A en juger par l’enthousiasme croissant, et mérité, suscité par sa musique, ce pari a toutes les chances d’être gagné…

Dave Douglas © H. Collon

Autre Américain qui monte, le trompettiste Dave Douglas s’est présenté à Nevers à la tête d’un projet atypique, un sextette baptisé Keystone, au répertoire inspiré par l’œuvre d’un pionnier méconnu en France du cinéma comique américain, « Fatty » Arbuckle. Stylistiquement, on a affaire à un hybride entre le Miles Davis du début des années 70 (piano Fender agrémenté d’effets d’époque, ostinatos rythmiques funkisants et obsessionnels) et des tendances plus « actuelles » (présence d’un DJ, pas vraiment décisive d’un point de vue musical).

Marcus Strickland © H. Collon

Si Douglas demeure l’un des meilleurs trompettistes en activité, ce projet n’apparaît hélas pas comme le plus à même de donner la pleine mesure de son talent. Les thèmes apparaissent embryonnaires et monotones, l’esthétique générale n’a rien de vraiment original ou novateur, ce à quoi s’ajoute la contre-performance du jeune saxophoniste ténor Marcus Strickland. Rien de déshonorant au final, mais l’extase ne fut pas au rendez-vous.

Dans un registre diamétralement opposé, on a ressenti beaucoup plus d’émotion lors de la prestation solitaire du pianiste anglais John Taylor. Celui-ci, après avoir longtemps œuvré aux côtés de John Surman ou Kenny Wheeler, entre autres, sort enfin de l’ombre pour imposer un talent singulier, qu’il serait réducteur de vouloir confiner à la stricte catégorie du jazz. Ouverte à d’autres horizons, classiques notamment, sa musique est une merveille de raffinement qui emprunte volontiers des thèmes à ses confrères (« Vaguely Asian » de Steve Swallow, « Tramonto » de Ralph Towner ou « Everybody’s Song But My Own » de Kenny Wheeler) mais ne snobe pas pour autant les grands standards (« How Deep Is The Ocean »). Espérons que cette reconnaissance tardive va lui permettre d’enregistrer plus régulièrement sous son nom, et pas seulement dans ce registre solo qui, il est vrai, lui réussit particulièrement bien.

John Taylor © H. Collon

Précisons en conclusion de ce compte rendu qu’on a également pu entendre pendant ce festival le World Saxophone Quartet, le trio ULM de François Corneloup, le trio du pianiste Carsten Dahl, l’Erythropus Septet de Pablo Cueco ou un duo Denis Colin/Camel Zekri.

D. Colin/C. Zekri © H. Collon
Que tal Carmen ? © H. Collon
Pablo Cueco © H. Collon
Carsten Dahl © H. Collon