Ellery Eskelin, l’archiviste
Point d’étape sur les archives sonores qu’Ellery Eskelin met à disposition sur son bandcamp.
Ellery Eskelin, photo Michaël Parque
Assez discret discographiquement parlant ces derniers temps, le saxophoniste américain Ellery Eskelin met en ligne sur sa page bandcamp une série de captations live qu’il tire de ses archives. Avec une trentaine d’enregistrements enregistrés un peu partout aux États-Unis comme en Europe au côté de musiciens majeurs, le saxophoniste met en avant une partie de son travail que le studio ne permet pas toujours de percevoir : outre l’instantanéité et l’improvisation, le rapport au temps long.
Justement intitulée From The Archive, cette série de documents manifeste la volonté d’Ellery Eskelin de proposer une vue sur son parcours le long de ces vingt dernières années. Elle est le témoignage des lieux différents que le saxophoniste a investis lors de ses nombreuses prestations scéniques. The Stone, Roulette, The 55 Bar à New-York, des villes comme Montréal, Amsterdam mais aussi Lille, Reims, Paris pour la France, besoin impérieux des musiciens de voyager pour proposer leur musique dans des contextes et des configurations différentes.
En la matière d’ailleurs, pas de quoi se plaindre. Eskelin abreuve sa page bandcamp de plusieurs orchestres qui ont, eux aussi, jalonné son parcours et compté, non seulement dans son cheminement, mais de manière plus générale dans une époque dont il a contribué à renouveler le langage - au premier rang desquels on place spontanément le trio avec Jim Black et Andrea Parkins.
En 2002, 2003 ou 2010, avec ou sans la chanteuse Jessica Constable, le trio est de toutes les prestations. Leurs longues années de collaboration permettent à ces trois musiciens de travailler dans une approche quasi télépathique. Autour du noyau dur du son du saxophone, ces deux partenaires se positionnent de manière extrêmement mobile, en creusant longuement une idée. À partir de compositions comme d’improvisations, le trio se laisse guider par des impulsions avec une cohérence jamais prise en défaut.
D’autres rencontres agrémentent ces archives. Au début des années 2010, Eskelin travaille avec le batteur Tyshawn Sorey à la batterie. Le bassiste John Hébert et le pianiste Jacob Sacks complètent le quartet. D’autres fois ce sera Mark Helias et Kris Davis, ou encore Mary Halvorson. Là aussi, les formes sont complètement ouvertes et les musiciens prennent le temps de construire un discours lors d’improvisations au long cours et ininterrompues. Dans une première partie, prise de position ; ensuite, répartition des rôles (qui peuvent bien évidemment évoluer) puis agglomération brûlante. Ce processus crée, à chaque fois, une dramaturgie qu’il faut laisser advenir mais qui recèle toujours de forts instants d’intensité, ne serait-ce que par la densité que ces musiciens d’excellence mettent dans chacune de leurs notes.
C’est tout autant le cas, d’ailleurs, dans deux duos qu’il propose avec Sylvie Courvoisier au piano. Les fulgurances de part et d’autre, le débordement harmonique en font une musique protéiforme et torrentielle parfaitement maîtrisée, qu peut déboucher soudain sur des paysages désertiques où le son devient ténu. L’arrivée du violoncelliste Vincent Courtois élargit plus encore le champ d’investigation. Les cordes apportent de la légèreté et stimulent les rapports de force. Les volumes sont en mouvement, les rythmiques en pizzicati sont plus appuyées, s’enfonçant dans les accords complexes de Courvoisier tandis que le ténor louvoie, feulant avec une grâce féline.
C’est avec plaisir que sa page bandcamp nous propose également une version live d’une collaboration en duo qui avait marqué les mélomanes. Sortis chez Hat Hut, Different But the Same, en 2005, et Non Sequiturs en 2011 montraient une même approche du saxophone ténor chez Dave Liebman et Eskelin : ces deux personnalités de générations différentes développent un timbre à gros grain, puissant et chaleureux. Ils ont en commun, de surcroît, une grande connaissance de l’histoire du jazz et une même manière de traiter les compositions comme un matériau qu’il convient de sculpter en cherchant à renouveler constamment son langage (double challenge d’ailleurs pour deux instruments identiques).
Notons enfin deux trios supplémentaires qui s’articulent autour de l’orgue. Celui, éphémère et pourtant tellement réussi, qu’Eskelin monte à Paris avec les Français Antonin Rayon et Emmanuel Scarpa. En six longues improvisations de plusieurs dizaines de minutes, ils parviennent à des associations sonores ébouriffantes où le grave est la mesure de toute chose. En tournant autour de la partie basse de la colonne sonore, ils dessinent des territoires liquides comme autant de strates complexes que le saxophoniste, encore une fois, traverse avec son flegme brûlant.
Dernier trio enfin, celui qu’il mène avec Gary Versace et Gerald Cleaver. Il conviendra, pour mieux appréhender cette musique, de renvoyer nos lecteurs à l’article Ellery Eskelin ou le principe du trio signé de notre confrère Franpi Barriaux. Il y résume parfaitement l’équilibre recherché par le saxophoniste, entre respect du standard comme forme traditionnelle et une ouverture totale à des territoires dont les limites sont à repousser constamment pour y faire pousser des fleurs étranges mais à la beauté nouvelle.
Dans cette approche longue où le temps ne semble plus avoir de prise, et qui traverse la plupart des enregistrements dont nous venons de parler, on entend une endurance de coureur de fond qui ne cherche pas à courir vite mais à tenir le plus longtemps possible. Lorsque tout semble avoir été dit, que l’imagination musicale semble être parvenue au bout d’un cycle, l’interaction entre les partenaires relance et stimule à nouveau un engagement. Cette interaction qui est un pur moment de créativité en mouvement n’est pas un procédé mais bien un processus. Aucune errance dans le jeu d’Eskelin ; toujours, en revanche, un plaisir serein, fût-il perdu, à chercher une échappatoire