Le sens de la marche à Jazzahead 🇩🇪
À Brême, le monde du jazz se mélange, chaque année, autour d’une thématique.
José Soares © Jens Schlenker
Le salon international du jazz brasse large ; de nombreux projets et dispositifs et des milliers de participant·es, des dizaines de concerts et autant de rendez-vous sur les stands, moments conviviaux et arrosés, propres aux salons. L’édition 2025 de Jazzahead s’est déroulée sous l’égide d’une triple thématique, avec comme pays ré-invités, l’Espagne, la Suisse et la France.
Reconnect, c’est le nom de cette édition car, hélas, on le constate trop souvent, des pays comme la France ou l’Espagne sont rarement une destination de tournée pour les groupes étrangers (hors USA). Autant les musicien·nes français·es sont invité·es régulièrement dans les pays européens, autant l’inverse est rare. Quant à l’Espagne, c’est une scène qui se tient trop sagement à l’écart de l’ébullition européenne. Les initiatives isolées, comme par exemple, les tournées Better Live ou quelques « coups » organisés par une poignée de lieux ne suffisent pas à combler ce déficit d’ouverture et de curiosité.
Un salon comme Jazzahead est donc le lieu pour tenter de changer le cours des choses. Au moins en faisant s’y rencontrer les trois pays invités.
Jazzahead, ce sont aussi des conférences, tables rondes et autres lieux d’échanges pour les professionnel·les et cette année, plus d’une cinquantaine se sont tenus. Parmi les sujets abordés, l’empreinte carbone des tournées (Better live) mais aussi l’IA dans la musique ou encore une nouvelle tentative de trouver l’origine du mot jazz qui pourrait venir du wolof Jahass (mélange-moi ça !)…

- Schubert Now ! © Jens Schlenker
Enfin, pas de salon sans grande nouvelle. On apprend donc que le pays partenaire de 2026 sera la Suède (autre « île mystérieuse » du continent européen du jazz) et que la cérémonie de remise du fameux Deutscher Jazzpreis se tiendra de nouveau à Brême, ville des Musiciens comme l’on sait.
Invité par Jazzahead pour rendre compte essentiellement des concerts, j’ai marché. Plusieurs kilomètres de couloirs pour aller d’une scène à l’autre, d’un hall à l’autre, dans cet immense complexe qu’est le centre des expositions de la ville. Puis encore plus de pas pour aller aux concerts de la Clubnight du vendredi soir, répartis dans de nombreux lieux de la ville. Par chance pour mes oreilles, chaque concert ne dépasse pas les 30 minutes. C’est suffisant pour se faire une idée.
Aussi – en faisant abstraction de la soirée d’ouverture où jouait péniblement l’ensemble de Louis Matute et ses invité·es dans une salle trop grande et trop froide – on peut retenir les groupes et propositions suivantes parmi les showcases présentés les jeudi et vendredi :
Le contrebassiste portugais Carlos Bica a présenté son quartet auteur du disque 11 :11. Les quatre musiciens ont versé dans des comptines minimalistes et répétitives, aux timbres ronds (la contrebasse et le vibraphone d’Eduardo Cardinho), piquants (la guitare de Gonçalo Neto) et doux – très doux – du magnifique saxophoniste alto José Soares. Légère et flottante, cette petite musique folklorique instrumentale est une belle entrée en matière.
Le temps de changer de salle et c’est l’octette du contrebassiste (il va y avoir bon nombre de groupes dirigés par des contrebassistes !) Carl Wittigs qui présente un jazz de chambre boisé. Un quatuor à cordes, une rythmique et deux soufflants, voilà de quoi enrober les thèmes qui tirent vers le tango, la musique cinématographique. Entre classique écrit et improvisation (avec quelques paroles poétiques), le projet est cohérent. On retient particulièrement l’altiste Marie Schutrak dont l’attitude musicale est très prometteuse.
Juanjo Corbalan est harpiste et vient du Paraguay. Voilà deux éléments qui sortent de l’ordinaire pour un groupe de jazz. Il s’agit quand même de mixer les éléments folkloriques du Paraguay avec le jazz, une fusion pas si évidente mais qui tient la route. La présence de la saxophoniste Lara Barreto est essentielle à cet effet.
Du trio du trompettiste grec Andreas Polyzogopoulos (qui joue plus ou moins comme Erik Truffaz il y a 25 ans), on retient surtout – une nouvelle fois – la prestation du pianiste Wajdi Riahi, qui brille par son inventivité et sa discrète mais nécessaire implication.

- Nils Kugelmann © Jan Rathke
Le joueur de kora sénégalais Momi Maiga s’acoquine avec un trio espagnol dynamique et rythmique qui convoque le flamenco, le jazz et les gammes mandingues. La salle est pleine, la musique véloce et le résultat roboratif.
Une bonne surprise arrive de Hongrie (pour changer) avec le trio Schubert Now ! Un projet clivant (chacun·e est reparti·e avec un avis bien tranché sur la question) mais original. La chanteuse Veronika Harcsa, habituée des cross-over et fidèle du label BMC, s’est entourée de la harpiste Anastasia Razvalyaeva et de Bálint Bolcsó à l’électronique. Schubert Now ! fait suite au projet similaire autour de Debussy. Après une introduction glissante et frappée qui évoque le film 5e Élément de Besson et l’air de la diva, l’équilibre est vivace entre la harpe et l’électronique et la chanteuse est parfois aussi baroque que Nina Hagen. Lorsque l’ensemble prend une tournure techno à la basse martelée, le hall 7 se transforme en club. Imparable.
Le contrebassiste allemand Niels Kugelmann (repéré lors des Leipziger Jazztage en 2022) joue avec son trio jeune et débridé. Le leader joue sur les rythmes, avec des tempi changeants, de façon très énergique et avec un plaisir partagé. Les patterns sont simples, répétitifs et efficaces. Kugelmann confirme ainsi la qualité de sa trajectoire. Le batteur joue un peu trop fort, c’est dommage.

- Hilde © Elmar Petzold
Enfin, c’est le quatuor féminin Hilde qui fait forte impression dans la salle du Schlachthof. Il faut dire que l’assemblage à de quoi emporter l’adhésion des oreilles bien faites. Devant une salle pleine et suspendue, Julia Brüssel au violon, Marie Daniels à la voix, Maria Trautmann au trombone et Emily Wittbrodt au violoncelle ont déroulé avec un très beau son d’ensemble des phrases par vagues, comme la respiration d’un seul et même corps. La gestion des silences, du rapport voix/instrument et des moments très bruitistes est l’une de leurs forces. On entend beaucoup d’effleurements et les éléments narratifs sont plutôt suggérés qu’assenés. Le public de professionnel·les a très chaleureusement acclamé ce quartet inspiré, à juste titre.
Enfin, le vendredi soir, lors de la longue Clubnight, on peut retenir le duo islandais Magnus Johann et Oskar Gudjonsson, pour une musique tirée au cordeau, précise et aérienne, ou le groupe Ozma à la très sympathique Villa Sponte (organisé par le label brêmois Berthold Records) qui a déroulé son jazz super énergique, mélange à chaud de rock dur, de rythmes entêtants et de soli de sax en transe (Musina Ébobissé). La machine menée depuis 20 ans par le batteur Stéphane Scharlé est bien rodée et remue chaque atome de la salle.
on y croise les marchands du temple comme les défricheurs
Il faudrait une armée de journalistes pour écrire sur l’ensemble des 130 concerts qui ont été joués sur les 40 scènes disséminées dans la ville (Brême est une grande ville).
Et c’est compter sans le temps passé à rencontrer les professionnel·les du jazz européen, à échanger, à mettre en place des partenariats, répondre aux invitations afin que Citizen Jazz puisse continuer d’aller explorer les différentes scènes de la création et de l’improvisation dans le monde, comme on le fait depuis 25 ans.
Jazzahead est l’évènement annuel qui permet au monde du jazz de se retrouver pour échanger et faire des affaires, on y croise les marchands du temple comme les défricheurs, le business et la création et on y entend tous les jazz. C’est le principal.

