Tribune

Astral Spirits, gisement texan

Visite du prolifique label texan Astral Spirits.


Né il y a huit ans de la volonté du bassiste et claviériste Nathan Cross de témoigner de la vivacité de l’Underground et de ses différentes rencontres, le label Astral Spirits s’est forgé une réputation de défricheur radical. Installé à Austin, au Texas, mais lorgnant tout autant sur l’Europe que sur Chicago, le label a un catalogue étonnant, souvent aux frontières des genres et au carrefour des envies. Petit tour d’horizon d’une véritable mine de découvertes.

Si en France le Texas renvoie, dans l’imaginaire collectif au pétrole, à JR Ewing et à George Bush, dans le meilleur des cas aux grands espaces de Cormac McCarthy ou aux polars de Jim Thompson, il ne faut pas oublier que c’est l’État dans lequel est né Ornette Coleman et où a vécu Roland Kirk. Et que, désormais, c’est le lieu de vie de grands noms de la Creative Music, comme Ingebrigt Håker Flaten ou Rob Mazurek. De quoi construire une scène et de nombreuses connexions.

C’est exactement ce qu’a mis en place Nathan Cross, en développant d’abord Astral Spirits comme une extension d’un label rock underground également basé à Austin, Monofonus Press. Lui-même musicien, Cross est avant tout intéressé et guidé par l’envie, et on l’entend peu sur son propre label : il préfère produire d’abord et tient avant tout à garder une ligne cohérente. Les premiers disques construisent un champ d’action, comme ce Shit & Shine de Shakin’ où Cross retrouve Flaten, qui est au centre de bien des projets du label.

Une musique brute, drue, qui doit tout autant au free qu’au krautrock et sonne comme une signature. La démarche D’Astral Spirits, qui doit son nom à une composition de Joe McPhee, est d’abord intimement liée à Monofonus Press ; c’est illustré par quelques habitudes comme l’édition de cassettes audio, venue du rock alternatif et de la musique électronique, plus rare en jazz et en musiques improvisées en 2014. Le procédé n’a pas seulement pour but de cultiver la rareté et une certaine image, c’est aussi purement économique. Désormais, avec des plateformes comme BandCamp, la question de l’objet se posant moins, l’ouverture au monde est réelle et Astral Spirits multiplie les supports... et les collaborations.

Récemment, le label a invité - sur cassette - la saxophoniste Signe Emmeluth en trio, pour un remarquable The A-Z of a Microwave Cookery. La musique est farouche, indéniablement free comme à l’accoutumée pour la jeune Norvégienne. Dans le même esprit, le magnifique The Very Cup of Trembling, inspiré des textes de Fred Moten, écrivain et philosophe africain-américain, est un formidable jalon. Emmené par le contrebassiste Damon Smith, compagnon de route de Pandelis Karayogis et ancien collaborateur de Cecil Taylor, il réunit un puissant quartet étasunien, avec notamment le batteur Alvin Fielder qu’on a longtemps entendu avec Dennis González, figure texane incontournable. Avec le trombone de David Dove et le saxophone ténor de Jason Jackson, Astral Spirits nous offre la musique d’un orchestre soudé et inventif. « If Your Sweetheart », le morceau le plus long du disque, est l’occasion pour Fielder de se faire très coloriste pendant que le volubile trombone de Dove cherche à rendre le propos plus abstrait. Avec des artistes comme Emmeluth, Fielder ou même Roscoe Mitchell, Astral Spirits ne perd jamais de vue une certaine tradition du free jazz, souvent considéré comme une boussole dans la multitude des influences qui irriguent le label et les artistes défendus

Mais s’il fallait choisir une chimie pure du label, il n’y aurait pas longtemps à chercher. Difficile d’imaginer un disque qui ressemble davantage à la philosophie d’Astral Spirits que la cassette parue à l’orée du printemps 2022 et enregistrée à Amsterdam par le saxophoniste John Dikeman [1], forte tête texane, installé chez les Bataves depuis maintenant plusieurs années. Les emmerdeurs texans (meilleure façon de traduire Texas Butt Biters, le joli nom de ce quartet) est un concentré d’agressivité contenue et d’énergie nerveuse. Le saxophone se heurte à la contrebasse contondante d’Ingebrigt Håker Flaten (forcément) et aux incises des plus tranchantes de la guitare de Jonathan F. Horne. Dans cet orchestre, qui entame avec « Kreptik Epoch » une lutte immédiate, directe et sans fioriture, le guitariste est sans doute la figure que l’on connaît le moins de ce côté-ci de l’Atlantique.

C’est pourtant lui qui ressemble le plus à Nate Cross : musicien d’Austin, impliqué dans de nombreux projets noise et rock, il a ce jeu tendu et sur le fil qui fera penser, dans un giron plus européen, à Julien Desprez ou à Luís Lopes. On ne sera pas surpris, découvrant la présence du batteur Stefan Gonzalez, autre figure texane s’il en est, d’avoir une pensée pour le Humanization 4tet de Lopes. Mais avec les Texas Butt Biters, le batteur est au point de fusion. Dans « Midnight Photosynthesis », il est rigoureusement partout, intenable, comme si le jeu de Flaten, qui a longtemps joué avec son père Dennis González, le libérait, par l’agressivité, de la férule de son frère, le bassiste de l’Humanization. Texas Butt Biters est un coup de poing, à l’image d’autres disques d’Astral Spirits déjà évoqués ici, comme No Place to Fall, le beau duo de Rodrigo Amado (encore un membre de l’Humanization) et Chris Corsano. Ou encore le dévastateur Live in Florence d’Otomo Yoshihide et Chris Pitsiokos, enregistré en 2018.

Au premier abord, on pourrait penser que le projet de Nate Cross avec Astral Spirits est d’ouvrir, à l’instar de son cousin de Chicago Aerophonic [2], une fenêtre sur une scène plutôt underground et locale faite de passages et de rencontres. En faisant peut-être moins cas d’une unité esthétique. De Jessica Pavone à Harris Eisenstadt, il est vrai que les artistes édités par Astral Spirits n’ont pas forcément cette image électrique ou musculeuse que l’on retrouve chez Peter Brötzmann lorsqu’il enregistre un très beau Ouroboros avec Fred Lonberg-Holm, encore une figure de Chicago venue visiter le label texan.

C’est un disque paru en 2018 qui nous fournit des clés sur la vision de Nate Cross pour son label : le Live in Warsaw, autre démonstration d’un intérêt pour la scène free européenne, réunit le multianchiste balte Ludas Mockunas, le contrebassiste Jacek Mazurkiewicz et le batteur Håkon Berre. D’abord impavide, dans la plus pure tradition de la musique improvisée européenne en quête de spatialisation et d’installation du discours, le propos se fait soudain plus nerveux, avec un axe solide entre la basse et la batterie qui tend à ressembler à une signature. Mazurkiewicz, figure de la scène polonaise, est comme Flåten, Jason Roebke ou encore William Parker : un des bassistes présents sur les disques d’Astral Spirits, qui est pourtant d’abord un formidable vivier de batteurs : Mike Reed (avec Roscoe Mitchell), Michael Griener (avec Jeb Bishop), Avreeayl Ra (avec Håker Flaten), Tim Daisy (avec Dave Rempis) mais surtout des batteurs étasuniens aux confins des genres, comme Kevin Shea et son Talibam !, ou encore Chad Taylor.

Le batteur favori de James Brandon Lewis est à l’honneur dans quelques disques d’Astral Spirit. On l’entend dans l’étrange Time No Changes avec le guitariste Chris Schlarb, très proche d’un rock progressif qui rejoint le psychédélisme de la plupart des pochettes, dessinées par le graphiste Jaime Zuverza. On notera également le très beau Good Days du Chicago Underground Quartet (CUQ), où sa batterie croise la trompette de Rob Mazurek, preuve s’il en est de l’interaction incessante entre la scène texane et celle de Chicago. Good Days est un album solaire, qui doit beaucoup aux synthétiseurs de Josh Johnson, et à la dynamique inhérente aux participations de Mazurek. Johnson est le petit nouveau du CUQ, qui enregistrait au début de ce siècle avec un bassiste, Noël Kupersmith, notamment chez Delmark.

Le changement est de taille, et permet au guitariste Jeff Parker de devenir le géomètre d’un orchestre qui se place effectivement à la jonction de nombreux undergrounds et qui emprunte tout autant à Tortoise qu’à la musique urbaine africaine, comme un chaînon manquant qui se parerait d’une couleur électronique et alcaline chère à Astral Spirits et au trompettiste. On retrouve cette électronique poussée aux limites dans deux albums très ambitieux de Mazurek, Love Waves Ecstatic Charge et Psychotropic Electric Eel Dream IV, suite électro où on le retrouve au synthétiseur dans une atmosphère proche de Squarepusher ou d’Aphex Twin. Essayer, aller plus loin, offrir aux artistes l’occasion d’aller au plus complexe et au plus radical... C’est le leitmotiv de Nathan Cross et de son label.

C’est ainsi que la chanteuse Amirtha Kidambi, que nous connaissons particulièrement en Europe pour sa collaboration avec Mary Halvorson dans Code Girl, s’offre une véritable plage de liberté totale avec la saxophoniste et compositrice électro-acoustique Lea Bertucci. Le temps de deux disques, sortis juste avant et pendant la pandémie, le duo offre un paysage absolument radical. Ici aux seules platines, à travailler le son de la voix de sa comparse, Bertucci s’efface mais façonne le son comme on structurerait un rêve plus ou moins dérangeant. De ceux qui peuplent la musique de Meredith Monk ou de Laurie Anderson. Le résultat est souvent étrange, parfois perturbant, comme ce « False Profits » sur le second album End of Softness, travaillé pendant le premier confinement, où le souffle de Kidambi se saccade en une rythmique puissante, jusqu’à devenir entêtante et envahissante. Une expérience qui, dans le premier album Phase Eclipse, prenait davantage le parti des polyphonies et des multiples prises, à la manière d’un palais des glaces. Plus que jamais, Astral Spirits est un lieu d’expérimentation, en cassette ou sans support, et sans œillères.

par Franpi Barriaux // Publié le 15 mai 2022

[1Premier musicien du catalogue, avec son Double Trio paru en 2014.

[2On notera d’ailleurs que le patron d’Aerophonic, Dave Rempis, est présent sur Astral Spirits, notamment avec son orchestre Kuzu.